Villes et routes de Basse-Auvergne
au XVIe siècle

 

Cette carte accompagne un dossier de demande d’agrégation aux bonnes villes du « bas pais d’Auvergne » formulée en 1544 par les habitants d’Ambert. Elle occupe l’en-tête d’un imposant rouleau de papier de 3 m de long et de 70 cm de large. Réalisée par Jacques Buysson, parent d’un des consuls de la ville, elle n’est que la copie d’une « figure » originale aujourd’hui disparue. Ajoutée à la requête pour illustrer les propos des administrés ambertois, cette première représentation de la Basse-Auvergne donne une approche originale et globale du territoire, à travers le regard d’ambertois du XVIe siècle. Le traitement graphique, plus proche d’un dessin ou d’une peinture que d’une carte, l’absence de mentions ainsi que l’orientation originale (N-O/S-E) choisie par l’auteur, compliquent le travail d’identification des bonnes villes noyées au sein d’un maillage routier complexe reliant une multitude de villes et bourgs.

L’assemblée des bonnes villes

Depuis le XIVe siècle, la représentation du tiers état à la réunion des États provinciaux se faisait par l’intermédiaire d’un groupe de villes dont l’époque et les raisons de leur choix restent énigmatiques. Au XVIe siècle, cette assemblée survit à la mise en sommeil de la tenue des États, et conserve même une certaine vigueur, jusqu’à un règlement de 1588 qui fait évoluer l’institution vers un système plus ouvert. Avant cette date, pour la Basse Auvergne, ces villes sont au nombre de treize : Aigueperse, Auzon, Billom, Brioude, Clermont, Cusset, Ébreuil, Issoire, Langeac, Montferrand, Riom, Saint-Germain-Lembron et Saint-Pourçain.

Au flou entourant les circonstances et les critères de nomination vient s’ajouter l’arbitraire immuabilité du statut de Bonne Ville. De surcroît, l’évident déséquilibre géographique dans la répartition des Bonnes Villes porte à confusion : les treize élues sont concentrées au centre de la province, disposées du nord au sud sur une étroite bande en bordure du val d’Allier. Cette forte densité contraste avec les vides des montagnes de l’est (Livradois) et de l’ouest (chaîne des Puys, monts Dore, Cézallier), pourtant pourvues en cités commerçantes et fortifiées telles que Besse, Ardes, Thiers ou Ambert, pouvant toutes légitimement prétendre au titre de Bonne Ville.

C’est dans ce contexte ambigu que les habitants d’Ambert pensent pouvoir justifier du privilège, poussés en cela par la volonté de défendre leurs intérêts dans une assemblée où des villes pourtant moitié moins imposées conservent encore un pouvoir décisionnaire dans le domaine fiscal de la province. Du point de vue « administratif », la ville remplit ce qui semble être la norme en vigueur pour prétendre au rang de bonne ville du bas pais d’Auvergne : fortifiée et dotée d’une organisation consulaire, elle fait figure de capitale en Livradois et pays de Valorgue, vallée supérieure de l’Ance, entre Forez et Livradois. De plus, Ambert présente l’avantage de commercer quotidiennement avec le Lyonnais voisin, ce qui fait d’elle une porte d’échanges et d’écoute privilégiée avec l’influente ville de Lyon.

L’initiative de placer la carte en tête du dossier, en affichant la cité livradoise au regard des Bonnes Villes de la province, montre le désir d’expliquer par l’image le grand intérêt pour l’Auvergne d’ajouter Ambert à l’assemblée du tiers état : rééquilibrer géographiquement la délégation tout en profitant de la position excentrée du lieu, présentée comme un atout commercial et stratégique.

Tenter d’identifier les treize bonnes villes n’est pas chose facile. Sur les 70 lieux reportés sur la carte, plus de la moitié affichent une enceinte fortifiée, ce qui en fait autant de postulants. De surcroît, l’auteur n’a mentionné aucune distance ni nom de lieu, ce qui ne facilite pas la tâche, rendue encore plus ardue suite à l’initiative d’une « main moderne » dont l’intervention est venue brouiller les pistes. Force est de constater que l’œuvre de J. Buysson est surtout une prouesse artistique et graphique, et demeure, sur le plan géographique, un travail complexe à déchiffrer. L’orientation fantaisiste de la carte (N-O/S-E) dictée par la volonté de placer Ambert au premier plan et d’adopter une perspective embrassant toute la province, associée à l’absence d’échelle et aux incohérences dans les distances, sont autant d’écueils qui compliquent le travail d’identification.

Si les villes septentrionales et « centrales » - Saint-Pourçain, Ébreuil, Aigueperse, Cusset, Clermont, Riom, Montferrand, Billom et Issoire – semblent avoir été correctement identifiées par la « main moderne », il reste des incertitudes sur les sept lieux les plus méridionaux parmi lesquels doivent apparaître les quatre dernières bonnes villes : Brioude, Langeac, Auzon et Saint-Germain-Lembron. Pour celle qui se trouve directement au contact d’Issoire, nous écartons la mention maladroite de « Vodable » et optons pour Saint-Germain-Lembron. Pour Auzon et Brioude, nous nous appuyons sur un détail important mis en avant par les consuls : l’égale distance séparant Ambert des trois cités d’Auzon, Brioude et Issoire. Auzon serait donc la petite ville sise dans un méandre de l’Allier, la seule positionnée sur la rive droite, et Brioude suivrait, sur l’autre rive en se dirigeant vers le sud, singulière par sa taille et ses fortifications du niveau de celles d’Issoire ou de Billom. L’identification de la dernière bonne ville, Langeac, s’effectue donc en partie par défaut, même si sa situation géographique - la plus méridionale - correspond bien à sa position à l’extrémité gauche de la carte, en accord avec l’orientation adoptée par J. Buysson.

Requête de la ville d’Ambert à l’assemblée du tiers état de Basse-Auvergne (1544-1545), (BPCAM, Ms 978)

Extrait du texte accompagnant la requête

Un réseau local de routes, fait de vides et de pleins…

Un autre élément majeur du dessin est la mise en relation des villes via un réseau routier dense et complexe. Le choix d’un traitement graphique épuré, aux formes linéaires, montre bien une volonté de figurer des axes de communication interurbains plutôt que de rentrer dans le détail des tracés sinueux des chemins de Basse-Auvergne de l’époque. Cette uniformité induit une absence totale de hiérarchisation, et suggère des communications exclusivement locales. L’impression est encore renforcée par le morcellement du réseau, constitué de segments de routes joints bout à bout et reliant les lieux de proche en proche. Ce canevas régulier ne laisse pas transparaître d'hypothétiques voies majeures traversant la province. Ainsi, la grande voie nord-sud reste difficilement identifiable, seulement perceptible à travers plusieurs tronçons successifs joignant les bonnes villes du val d’Allier.

Du fait d’une mise en scène originale et relativement confuse, la carte de J. Buysson doit avant tout être appréhendée comme le témoignage d’une perception des voies de communication en relation avec les habitudes de déplacement et de commerce des ambertois. Vouloir obtenir des informations exactes sur la géographie routière de la province serait une erreur : son interprétation tient plus à l’étude d’une forme de sensibilité au cheminement qu’à la recherche d’une précision cartographique.

Au contraire des montagnes situées à l’ouest du val d’Allier, les monts du Livradois s’affichent comme un espace connecté et franchi par les ambertois. La densité et la linéarité des tracés routiers donnent l’impression d’un franchissement aisé, ou du moins familier. Le choix d’une représentation graphique très discrète du relief - à peine esquissé sur les hauteurs d’Auzon - abonde dans ce sens. Le rapport au franchissement de l’Allier est tout aussi remarquable car la rivière est traversée régulièrement sur tout son cours en de multiples endroits, et pas uniquement à Pont-du-Château et à la Bajasse.

D’un point de vue strictement local, le dessin de J. Buysson banalise donc les échanges en direction de l’ouest. Les monts du Livradois et la rivière Allier, pourtant prétendus « freins » au cheminement par les textes consulaires, semblent sans incidence sur les relations entre la plaine livradoise et les Limagnes. Au-delà, dans le secteur de la chaîne des Puys et des monts Dore, l’absence de routes témoigne surtout d’une méconnaissance de ces territoires avec lesquels les ambertois échangent peu et ne commercent pas. Par ses aspects schématique et artistique, la réalisation de J. Buysson peut paraître sans grande valeur scientifique, et sans grand intérêt historique. Néanmoins, la liberté d’expression de l’artiste, qui s’exprime à travers les nombreuses dissonances que l’on peut relever entre la peinture et les textes, est un précieux témoignage : elle traduit graphiquement la perception de l’espace provincial par un habitant d’Ambert vivant au milieu du XVIe siècle.

Ainsi, à défaut d’une vision réaliste des villes et du réseau routier de Basse Auvergne à la sortie de l’époque médiévale, la carte met en lumière l’espace de vie des ambertois. Le caractère multiple et dense du maillage à travers les monts du Livradois et jusque dans les Limagnes, est révélateur des destinations, des itinéraires familiers et des territoires avec lesquels ils échangent et commercent de manière privilégiée. D’une façon générale, la carte fait la part belle à la zone comprise dans le triangle Riom - Brioude - Ambert, où la concentration et la complexité du maillage contrastent avec l’aspect plus lâche et systématique observé ailleurs.

Source(s)

A.D Puy-de-Dôme, 1 C 6903-6947, « Bacs et péages »

BPCAM, Ms 978. Requête de la ville d’Ambert à l’assemblée du tiers état de Basse-Auvergne (1544-1545)

BPCAM, CA-DEL 1724. Carte de la Limagne d’Auvergne. Simeoni, Gabriello ; Chappuys, Antoine (trad.), Lyon, G. Rouille, 1561 ; Presses Aimé Joude : [S.n.], 1931.

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