Les routes et les paysages de Cassini

Premières à illustrer avec une extrême précision les différents paysages de la France du XVIIIe siècle, les cartes de Cassini restituent aussi le réseau des « Grands Chemins » qui traversent et relient les villes et les bourgs les plus importants à l’époque. Au centre de ce réseau, les routes d’Auvergne forment l’un des nœuds assurant, avec les généralités de Limoges et de Lyon, les liaisons entre le nord et le sud, l’est et l’ouest du pays.

Les grands Chemins d’Auvergne d’après les cartes de Cassini (1758-1776)

De nombreux documents conservés dans les archives départementales montrent l’importance de ces liaisons aux yeux de l’administration royale. Dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, la correspondance dense échangée avec les intendants insiste sur la nécessité d’établir des relations régulières avec les provinces environnantes, et plus particulièrement vers le Languedoc. Les communications sont alors grandement tributaires des conditions climatiques. Durant printemps et automnes, alors que se succèdent crues, éboulements et glissements de terrain, les hivers rigoureux bloquent pendant de longs mois tout accès aux zones les plus montagneuses. La situation est particulièrement difficile aux confins du Gévaudan, du Velay et du Vivarais. En 1751, Henry Turreille, « conseiller du roy, juge en la cour royale et commune de Borne » mène une enquête sur l’état des routes du diocèse d’Alès à la demande de François Giberne de Giberlain, « inspecteur des Chemins ». Son rapport révèle la gravité de la situation ; les différents témoins évoquent les nombreux voyageurs morts congelés en tentant d’emprunter ces chemins dans la neige et la tourmente, parfois jusqu’en avril.

Il est difficile d’évaluer avec précision la praticabilité des Grands Chemins représentés sur les cartes de Cassini. La situation était certainement moins dangereuse au nord de la région, comme le montre la densité du réseau routier des élections de Riom et de Clermont. En 1787, l’ingénieur Antoine Deval évoque encore, dans un rapport très détaillé, le « mauvais état » de nombreuses routes reliant Clermont-Ferrand aux principales villes de la généralité.

 

« Vidal Chaulet, maître tailleur de Saint Paul de Tartas [Haute-Loire], âgé d’environ 40 ans, dépose qu’il y a environ quatre mois, qu’étant à Pradelles un jour de marché, il ouï dire par plusieurs personnes qu’un homme dont on ne dit pas le nom, venant de Monpezat avec une charge d’orge qu’il apportait à Pradelles, accompagné de son fils, lorsqu’il fut du côté de la Chavade mourut par le mauvais tems et par la grande quantité de neige qu’il y avait. Dépose de plus que tout le territoire du dit Saint Paul à la distance d’une lieue du côté de la Fauvetat et de quatre du coté de Fauvetat, la Narse, La Chavade et Mayres, la route est absolument impraticable pendant plus de six mois de l’année. Aucune personne ne pouvant aller ny venir sans risquer de perdre la vie à cause de la grande quantité de neige de mauvais tems et de brouillards, que les gens de ces endroits qui connoissent le pays n’osent pas sortir de leurs maisons par crainte de périr, les chevaux même ne pouvant pénétrer par les neiges et fondrières ; que bien des gens qui ont voulu s’exposer sur cette route y ont pery. Que le nommé Pierre Arnaud du dit lieu de Saint Paul, venant de Pradelles au dit Saint Paul, on le trouva sur le chemin dans la neige à demi mort et les mains engelées. Dépose de plus qu’il y avait autre fois une maison qu’on appellait la Monte, où le déposant a vû qu’on tenoit cabaret sur le chemin de Saint Paul à Peyrebeille et qu’elle fut détruitte à cause qu’on ne pouvoit y habiter par le mauvais tems, par les neiges et par les brouillards, et parce que c’était d’ailleurs un coupe gorge et le refuge des voleurs et malfaiteurs, et où il s’est commis plusieurs assassinats et meurtres, et notamment le printems dernier ou l’on attaqua deux filles et des hommes dans le chezal [ruine] de la dite maison qui eurent de la peine à se deffendre, et que sans le secours qui survint on les auroit infailliblement tués. »

(Arch. dép. du Puy-de-Dôme, 1 C 6329, Rapport d’A. Deval à l’intendant d’Auvergne, A. de Chazerat, 1787)

 

Ces observations figuraient déjà sur la Carte Itinéraire de la Généralité de Riom publiée l’année précédente. Nous ne connaissons pas l’origine exacte de cette carte. Elle visait certainement à fournir une évaluation précise de l’évolution du réseau des « Grands Chemins », classés en quatre catégories : « les routes faites et à l’entretien ; les routes qui ont besoin de réparations pour être mises à l’entretien parfait ; les routes ouvertes et ébauchées ; les routes seulement projetées ».

La situation des Grands Chemins d’Auvergne en 1786

Cette carte, même si elle ne couvre qu’en partie notre zone d’étude, fournit des indications précieuses. Elle confirme, d’une part, qu‘à la veille de la Révolution, les liaisons principales indiquées par Cassini nécessitent des réparations et un meilleur entretien. Elle montre, d’autre part, dix ans après les derniers levés des équipes de Cassini, la présence de nouvelles routes entre les zones moins denses du réseau, en reliant La Chaise-Dieu et Issoire, Ambert et Aurillac, par Brioude et Saint-Flour. Il s’agit des routes situées dans les quarts nord et sud-est de la feuille 53, levés entre 1765 et 1767.

Les routes actuelles sont un héritage du XVIIIe siècle. Elles sont pour la plupart devenues des routes nationales ou régionales, mais on constate aussi que des liaisons locales n’ont pas été maintenues. Plusieurs « Grands Chemins » qui reliaient bourgs et villages autour de Riom et Clermont-Ferrand ont disparu ou ont été déclassés. Ce phénomène témoigne d’une transformation importante du paysage local, de ses formes de connexion et des pratiques économiques et sociales de ses habitants.

Résilience des Grands Chemins au cours du temps

La carte des routes déclassées (en bleu) ou disparues (petits tirets bleus) révèle la trace d’anciens centres d’échanges qu’on peut supposer significatifs puisqu’ils avaient nécessité l’ouverture et l’entretien d’un « Grand Chemin ».

Anciens chemins devenus routes nationales (en rouge), régionales (en vert), déclassés (en bleu) ou disparus (tirets bleus)

Dès lors, retrouver les traces de ces chemins oubliés peut nous aider à comprendre comment les formes naturelles du paysage s’articulaient avec les usages. À titre d'exemple, l’espace situé au sud-ouest de Clermont-Ferrand, pour lequel les équipes de Cassini avaient signalé l’existence de trois chemins : deux reliant la capitale auvergnate au Mont-Dore et à Besse, le troisième qui traversait ces derniers en assurant la liaison entre Saint-Amant-Tallende et les alpages du Puy de la Védrine (Saulzet-le-Froid). Si on superpose cet ancien réseau à la carte topographique au 1 : 25000 de l’IGN, on peut constater qu’aujourd'hui il se déploierait à travers champs, en dehors du réseau routier.

L’empreinte des Grands Chemins de Cassini sur la carte au 1 :25000 de l’IGN

La superposition de ces voies avec les tableaux d’assemblage du cadastre napoléonien des communes de Vernines, Saulzet-le-Froid, Aydat et Le Vernet-Sainte-Marguerite permet de formuler une première hypothèse sur ces tracés. Si les techniques de levé topographique par triangulation utilisées à l’époque ont permis une localisation précise des points saillants du paysage (clochers, sommets, etc.), il en est autrement des éléments « plats » comme le réseau routier. En comparant les positions relatives des parties du réseau qui ont peu changé, on peut estimer la marge d’erreur de localisation des chemins sur les cartes de Cassini à environ 200 mètres, et jusqu’à un kilomètre.

L’empreinte des Grands Chemins de Cassini sur le cadastre napoléonien et leur probable position sur le terrain (lignes jaunes avec points rouges)

Cette première hypothèse est aussi confortée par les maîtres d’œuvre du cadastre qui classent très clairement ces voies comme des liaisons extra communales. Nous retrouvons les mêmes points de croisement mentionnés par Cassini pour les hameaux et les villages, et un nombre significatif de carrefours avec une croix signalés sur les cartes de l’IGN. Enfin, un repérage in situ permet de percevoir les traces des anciens chemins. On observe des marques au sol, prenant la forme soit de légères rainures qui traversent un champ cultivé, soit d’un sentier en zone boisée, comme dans la descente du col de la Croix-Morand vers le Mont-Dore.

Routes et chemins de liaison signalés dans le cadastre napoléonien (1808 et 1828)

Ces chemins secondaires, qui apparaissent dans les tableaux d’assemblage du cadastre, dévoilent un territoire sillonné par un réseau viaire dense et cohérent. Les anciens « Grands Chemins » apparaissent comme les axes principaux desservant un espace structuré par un maillage serré de lieux d’habitation, moulins et cabanes. Cela se traduit par un paysage de plateaux, environnés d’alpages, où se pratique une forte activité agricole, organisée autour de hameaux et de fermes. Il s’agit d’un système ouvert qui permet de produire et de commercialiser les produits de l’agriculture et de l’artisanat local.

Cette organisation semble s’émousser, ou tout au moins changer de nature, dès la première moitié du XIXe siècle. Si nous nous référons à la carte d’État-Major, levée au 1 : 40 000 au cours des années 1840, l’unique chemin reliant le Mont-Dore à Clermont-Ferrand est encore représenté comme voie principale (à l’ouest de Saulzet-le-Froid), les deux autres étant signalés comme desservant le trafic local (à l’est). On remarque également que le tracé du chemin principal a été modifié, probablement pour permettre aux chars d’emprunter plus aisément la montée vers la Croix-Morand (cercle rouge).

L’empreinte des Grands Chemins de Cassini dans la carte d’État-Major (années 1840)

Ce sont les premiers signes, pour Clermont-Ferrand, de l’élargissement de la zone d’échanges observé dans les grandes villes au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette évolution s’accompagne de l’ouverture de nouvelles routes départementales et nationales, ainsi que de la construction du réseau ferroviaire.

Ce paysage, aujourd’hui traversé par des routes départementales à quatre voies et bordé par deux autoroutes, conduit au constat d’un complet bouleversement depuis Cassini et le cadastre dressé en 1808. L’ancien espace, marqué par une myriade de petites parcelles traversées par des dizaines de chemins et sentiers, a totalement disparu. Les remembrements y ont contribué en faisant place à une structure parcellaire très régulière et largement concentrée.

Les parcelles cadastrales de 1808 (en noir) et de 2000 (en rouge) pour la commune de Pessade

Source(s)

Archives départementales du Puy-de-Dôme, 1 C 6329 (« Rapport que fait à Monseigneur de Chazerat, intendant de la province, Antoine Deval de l’état où il a trouvé les Routes cy après désignées en conséquence de la visite qu’il en a fait. Suivant les ordres de mon dit Seigneur, les 22, 23, 24, 27, 28, 29 30 et 31 du mois de juillet et les 1er, 2, 3 et 4 du mois d’aoust [1787], le quel Rapport il affirme sincère »).