Le voyage, expression physique de l’autorité sur le territoire :

les visites pastorales de l’archevêque de Bourges Simon de Beaulieu (1284-1292)

Au Moyen Âge et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les diocèses qui intéressent les territoires qui ont formé jusqu’en 2016 « l’ex-région Auvergne » relèvent de la province ecclésiastique de Bourges, alors qu’au nord, quelques petites portions concernées des diocèses d’Autun et de Nevers dépendent respectivement des métropoles de Lyon et de Sens.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l’archevêque de Bourges étend son pouvoir de juridiction sur une province de sept diocèses, couvrant plus de 83.000 km² : Bourges, Clermont, Rodez, Albi, Cahors, Limoges, Mende ; le diocèse du Puy jouissait, lui, de l’exemption. Avec le titre de primat d’Aquitaine, le prélat berruyer exerce aussi - malgré les vigoureuses contestations de l’intéressé - des droits supérieurs sur la province de son collègue de Bordeaux, lui-même en responsabilité métropolitaine sur six diocèses. Quant à la province d’Auch, elle s’est dégagée de la tutelle du primat berruyer dès avant le milieu du XIIIe siècle.

C’est dire que l’archevêque-primat de Bourges est un grand prince de l’Église. Le siège est occupé de 1281 à 1297 par Simon de Beaulieu. Né au début du XIIIe siècle, originaire d’une famille seigneuriale de la Brie, moine cistercien, il est maître en théologie à Paris et peut-être docteur en droit canon. Sa nomination comme archevêque de Bourges en 1281 est due à la recommandation de Charles d’Anjou, roi de Sicile et oncle du capétien Philippe III le Hardi et - son prédécesseur sur le siège berruyer, Jean de Sully, ayant résigné sa charge entre les mains du souverain pontife - à la décision du pape Martin IV (Simon de Brion, un compatriote originaire, lui aussi, de la Brie). Simon fut fait cardinal-évêque de Palestrina en septembre 1294 par Célestin V. Il mourut à Orvieto le 18 août 1297 et y fut inhumé au couvent des Franciscains.

À l’instar de son collègue de Rouen, le franciscain Eudes Rigaud (lui aussi briard), archevêque de 1247 à 1275, Simon de Beaulieu participe d’un mouvement de réhabilitation du pouvoir métropolitain, naguère affaibli, au temps de la « réforme grégorienne », au profit du magistère pontifical. Tandis que l’archevêque de Reims Henri de Braine (1227-1240) avait fait placer aux fenêtres hautes du chœur de sa nouvelle cathédrale une représentation de sa personne, de l’Église rémoise et du collège épiscopal de sa province, mise en correspondance avec la figuration, au registre immédiatement supérieur, du Christ, de la Vierge et du collège apostolique, Eudes puis Simon, tout en manifestant une parfaite soumission à l’autorité supérieure de Rome, réaffirment leurs responsabilités provinciales - et, en ce qui concerne Simon, primatiale - en parcourant avec zèle les territoires à eux confiés pour y tenir des synodes (Simon en a tenu au mois quatre dans sa province, un dès le printemps 1282, un autre à Aurillac en 1284, le troisième à Bourges en 1286 et le dernier à Saint-Léonard-de-Noblat en 1290) et y multiplier les visites pastorales.

Entre 1283 (après une visite du diocèse de Bourges au printemps, dont le procès-verbal ne nous est pas parvenu) et 1292, l’archevêque accomplit, au cours d’une demi-douzaine de tournées, la visite d’une grande part des treize diocèses de sa primatie d’Aquitaine. Plusieurs de ses prédécesseurs des XIIe et XIIIe siècles avaient accompli de telles tournées, à titre métropolitain ou primatial, mais jamais avec cette intensité. Après son propre diocèse, sa première visite extérieure, au printemps 1284 est pour le diocèse de Clermont, le second en ordre de dignité au sein de la province de Bourges. L’automne 1284 est consacré par le primat à l’inspection, difficile car contestée, du diocèse de Bordeaux et des cinq diocèses suffragants de la province, dont les territoires relèvent, pour une part, de l’autorité politique du duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre… Dans sa propre province, Simon de Beaulieu visite par trois fois son diocèse métropolitain, trois fois ceux de Clermont et de Limoges, à deux reprises les diocèses de Cahors, Albi et Rodez, une fois celui de Mende. Respectueux du privilège d’exemption, il ne pénètre pas dans le diocèse du Puy. Par deux fois, à Noirétable et à La Chaulme, dans le diocèse de Clermont, il s’avance jusqu’aux abords de la province lyonnaise. Au total, l’archevêque-primat aura consacré à ses visites pastorales, sur sept années, plus de 450 jours cumulés. En près d’une décennie, deux zones géographiques sont particulièrement « labourées » par le prélat : d’une part, les limagnes auvergnates, le long de la vallée de l’Allier et des affluents, la Dore et la Soule ; de l’autre, l’ensemble formé, sur un territoire plus restreint mais avec presque la même intensité, par les Combrailles et la Haute-Marche.

La visite concerne moins souvent les simples paroisses (la tâche en revient aux archidiacres, en chaque diocèse) que les églises conventuelles : abbayes, prieurés, chapitres de chanoines, préceptories et aussi les prieurés-cures desservis par des ordres religieux monastiques ou par des chanoines. Mais non les abbayes et chapitre exempts, dont le prélat respecte les privilèges : ainsi évite-t-il, dans le diocèse de Clermont, les prieurés conventuels de Souvigny (mais il y fait visite de la paroissiale) et de Sauxillanges, dépendances de la très sourcilleuse abbaye de Cluny, ou encore Brioude, entièrement aux mains de ses chanoines. Ses rapports avec l’abbé et les prieurs casadéens sont pareillement assez conflictuels et la visite du prieuré augustin de Saint-Antonin, en Rouergue, donne lieu à un incident violent. En revanche, mal reçu par les chanoines d’Artonne, Simon met les mutins à l’amende et les force à résipiscence.

Le 28 mars (« mardi avant les Rameaux ») 1284 (n. st.), le prélat pénètre dans diocèse de Clermont par un trajet de Charenton-du-Cher à Souvigny. Il clôt son périple le 8 mai à La Chaise-Dieu, soit une visite de 41 jours, durée conforme aux prescriptions du concile du Latran (1179), ayant parcouru, au bas mot, plus de 630 km. Le seconde visite du diocèse clermontois, au printemps 1287, s’étend sur 44 jours, jusqu’au 13 mai, avec un voyage de plus de 530 km. Au cours de ces deux visites, l’archevêque a parcouru, à cheval ou à dos de mule, un peu plus de 13 km par jour mais les écarts sont importants, de 3-6 km parfois jusqu’à deux maxima de 45 et 59 km et les trajets sont entrecoupés de plus longues haltes dans les villes et les abbayes les plus importantes (en mars 1287, Simon se fait ainsi héberger pendant quatre jours dans la maison épiscopale de Clermont ; au prieuré de Bulhon, en avril 1284, phlebotomatus est : il subit une saignée. Des avatars politiques (la participation de Simon au cortège et aux services funèbres pour Philippe III, décédé à Perpignan au début octobre 1285) ou météorologiques obligent à des interruptions ou des renoncements : arrivé à Orcival au début d’octobre 1287, l’archevêque renonce à son projet d’aller à Aurillac, l’évêque de Clermont et le prévôt du lieu lui affirmant que les routes sont impraticables à cause du froid.

Le visiteur fonctionne aussi par délégation donnée à des commissaires. Certains de leurs rapports, défavorables, le conduisent à changer son itinéraire pour aller régler lui-même les problèmes dépistés et faire preuve d’autorité sur place, d’où de surprenants « crochets », voire des retours en arrière. Parfois, ce sont les dignitaires ecclésiastiques locaux qui se déplacent pour rejoindre le prélat : c’est le cas de l’évêque de Clermont, le dominicain Guy de la Tour, qui, à Lezoux, rejoint l’archevêque et l’accompagne dans la procession au sein de l’église canoniale, les deux prélats côte à côte, sous un dais porté à bout de hampes par les chanoines, jusqu’à l’autel majeur. Deux jours plus tard, les mêmes prélats, l’évêque étant accompagné de son frère le sénéchal, se retrouvent pour un entretien à Moissat. Tout trois chevauchent dans l’après-midi pour se rendre à Thiers et y faire une entrée processionnelle.

Le texte des procès-verbaux – l’original est perdu, une copie de la fin du XIIIe ou début du XIVe siècle, longtemps conservée aux archives de l’archevêché berruyer a été détournée par Étienne Baluze au moment de l’édition imprimée qu’il fit du document (1283) et se trouve désormais à la Bibliothèque de Frane (ms. lat. 5.536) - rapporte soigneusement comment l’archevêque, précédé de sa croix patriarcale, est reçu par les dignitaires ecclésiastiques locaux processionaliter, parfois revêtus de la chape de soie, toujours à cloches sonnantes et avec des chants, sous un dais supporté par quatre piques (ainsi à Clermont) ; à son entrée à Albi en mai 1286, les consuls tendent les clefs de la ville à l’évêque qui les remet à l’archevêque tamquam domino superiori. Simon utilise les grandes fêtes pour affirmer sa présence (et sa présidence) : ainsi, il célèbre en avril 1284 le triduum pascal dans la « grande église de Clermont ». Jouant alternativement de ses prérogatives d’évêque, de métropolitain et de visiteur, il confirme abondamment, bénit les ornements liturgiques d’autels ou du célébrant, les branchages de Rameaux, le chrême et les fonds baptismaux, tonsure à tour de bras, consacre chapelles et cimetière, réconcilie des lieux de culte pollués, procède à une élévation et reconnaissance de reliques (à Moissat), fait prêcher des indulgences, prêche lui même en latin et, exceptionnellement (à Clermont), en « vulgaire » : c’est bien là la seule allusion au peuple au cours de visites que les procès-verbaux tendent à présenter comme une affaire purement interne au clergé…

Source(s)

Étienne Baluze (1630-1718), « Acta visitationis provinciarum Burdegalensis et Bituricensis factae a Simone de Belloloco, archiepiscopus Bituricensis, Aquitaniae primate, ab anno Christi [1284] usque ad annum [1291] », Miscellanea (1678), Limoges, 1761-1764, t. IV, p. 205 et suiv. (édition à compléter grâce à Lemaître et Debeyre, cf. infra).

Bibliographie

Jacques de Bascher, « La chronologie des visites pastorales de Simon de Beaulieu, archevêque de Bourges, dans la première et la deuxième Aquitaine à la fin du XIIIe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, vol. 58, 1972, no 160, p. 73-89.

Michel Boy, « Visites de Simon de Beaulieu en Pays d’Ambert », Chronique historique d’Ambert et de son arrondissement, n°12, 1990, p. 54-56.

Étienne Depeyre, « Visites du diocèse de Cahors par Simon de Beaulieu archevêque de Bourges, 1285-86, 1290-91 », Bulletin de la Société d’Études du Lot, t. 25, 1900, p. 296-297 et 320-321.

Jean-Loup Lemaître, « Visite des monastères limousins par Simon de Beaulieu », Revue bénédictine, t. 114/1, 2004, p. 158-178.

Augustin Vayssière, « Visites de Simon de Beaulieu en Bourbonnais », Archives historiques du Bourbonnais, t. III, 1894, p. 93-95, 138-139, 168-169 et 199-200.