"L'Auvergne" dans les cartes
et récits de voyage du Moyen Âge
(XIIe-XVe siècles)

Si l’on veut bien élargir la vision à l’ensemble des contrées centrales de la France actuelle et s’interroger sur leur présence - ou leurs absence - dans des œuvres géographiques et cartographiques médiévales dédiées à un espace plus vaste, celui de l’ensemble de l’Europe et du pourtour de la Méditerranée, au sein de mappemondes ou fractions de mappemondes, la moisson, sans être abondante, révèle quelques témoignages de la présence de l’Auvergne et des provinces circonvoisines dans les productions médiévales.

Ce que disent les géographes du XIIe siècle

C’est par une description littéraire qu’il convient de commencer. Dans son ouvrage, souvent appelé Kitâb Rujâr (« Livre de Roger »), achevé vers 1157 à la cour des rois normands de Sicile, al-Idrīsī donne une description du monde connu de lui d’expérience, grâce à des informateurs ou encore par la reprise des données antiques et arabes. Il nomme l’Auvergne Alb.rnîa, forme arabisée du choronyme latin Alvernia. Le géographe fait mention des villes de Clermont (Iklarmunt), Le Puy (Iqlîm) et Montluçon. Du Puy, il écrit « ville populeuse renfermant de nombreux habitants, dont le territoire peuplé et couvert de cultures et de champs productifs, fait partie du district de Clermont ; ce dernier a pour limites à l’Orient la Provence, à l’Occident le pays de Cahors, au Nord, le Berry » ; à propos de Clermont : « ville remarquable, très prospère et dont les environs sont très fertiles ». De Montluçon, il signale qu’il s’agit d’une « ville peu considérable du Berry mais avec un caractère urbain, dont les environs sont plaisants et les ressources multiples ». La description d’Idrīsī reste classique : la tradition géographique issue de César et Strabon et l’antique sujétion des vellaves à leur puissants voisins arvernes expliquent l’intégration du Puy dans le « district de Clermont » ; l’auteur se préoccupe essentiellement des chefs-lieux des antiques civitates, devenues villes épiscopales, ce qui donne plus de prix à la mention de Montluçon, qu’il place en Berry à raison de son appartenance au diocèse de Bourges. Les nombreuses mentions de distance dessinent un faisceau de relations de villes à villes : sont indiqués les liens entre Clermont et Cahors, Montluçon et Nevers ; mais c’est par le Puy que passe, aux yeux d’ Idrīsī, le lien entre Clermont et la vallée du Rhône, le point d’aboutissement sur le fleuve étant ici Vienne et non point Lyon. En revanche, Idrīsī ignore un possible lien entre Clermont et les villes de l’actuel Languedoc, alors que la transversale Lyon-Toulouse est présente dans sa description, en parallèle à l’itinéraire Clermont-Cahors, deux voies majeures à propos desquelles il passe sous silence les localités intermédiaires. De la même façon, aucun lien n’est établi entre Clermont et Limoges (cette dernière ville étant reliée par lui, en revanche, à Montluçon, Bourges et Nevers).

Au sein de la plupart des réalisations cartographiques du XIIe siècle, la représentation de l’ancienne Gaule se limite au tracé des principaux fleuves (la Loire, la Garonne, le Rhône…) et de rares villes (Paris). Cependant, la mappemonde du « Navarra Beatus », œuvre nord-hispanique, frappe l’observateur parce que particulièrement riche pour la Gaule méridionale grâce à la fréquence de ses références à la cartographie antique. On y rencontre le toponyme « A(r)vernis », qui renvoie au nom qui fut celui de Clermont jusqu’à l’époque carolingienne, mais a subsisté plus longtemps dans le titre du siège épiscopal auvergnat, héritage de la place des Arvernes dans l’œuvre de César, mais aussi des mentions de leur capitale dans les œuvres de Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours.

Du côté des cartes marines

La plupart des cartes marines médiévales restent fidèles à la représentation exclusive des ports, des baies et des caps ; on n’y trouvera donc rien entre le rivage méditerranéen et la côte atlantique. Cependant, la « Mappemonde » d’Angelo Dulceri, réalisée à Majorque en 1339, est la première carte marine à s’intéresser aussi à l’intérieur des terres. À ce titre, elle donne à voir la Seine et la Loire, toutes deux issues d’une barrière montagneuse d’un seul tenant, du Morvan aux sources de la Loire : le haut plateau du « Massif central » n’est donc pas perçu comme tel, en dehors de son rebord oriental, dominant le sillon séquano-rhodanien. L’espace central est vide de nomenclature ou de représentation figurée, à l’exception du terme « Recordine », allusion à la voie Régordane, la grande route de Paris au Puy et à Nîmes. Cette dernière figuration très imprécise peut cependant être complétée par la mention, dans les comptes royaux français de 1295, d’une troupe de 250 marins reliant Aigues-Mortes à Rouen – avec des étapes au Puy, à La Bréqueuille et à Brioude, puis à Issoire, Montferrand, Aigueperse, Saint-Pourçain et Moulins – et avec les repères fournis par « l’Itinéraire de Bruges » (début du XVe siècle), mentionnant « Tsonette » (La Chomette), « Berkeulle » (La Bréqueuille) et « Fys » (le col de Fix).

L’Atlas de cartes marines, dit « Atlas catalan », sur vélin, production d’un atelier juif de Majorque, est attribué à Cresques ben Abraham et daté de 1375. Le « Massif Central » et le Morvan (identifié sous ce nom) y sont représentés comme espaces montagneux continus où se placent les sources de la Loire, de la Seine et des affluents de cette dernière d’une part, le cours de la Dordogne d’autre part. Mais l’espace sis entre la côte atlantique, le cours de la Loire et celui du Rhône - le long duquel figurent Lyon, Vienne et Arles - enfin les ports du Languedoc, est un espace vide où n’apparaît aucun nom de province ou de villes, à l’exception de Bourges (Berja), la seule localité du centre du royaume qui soit représentée, quoique mal placée. Cette absence doit cependant être relativisée, car un vide semblable s’étend entre le Rhin, la Meuse et Dijon.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55002481n
"Atlas catalan", 1375
Accordant une attention prioritaire à la localisation des côtes et des cours d'eau principaux, l'atlas présente une zone centrale de la France comme vide. On repère la Garonne avec Toulouse au sud, la Loire avec Bourges et Nantes, la vallée du Rhône avec Lyon, Vienne, Saint-Antoine-en-Viennois et Arles. Le "Massif central" se réduit à sa bordure orientale et se double au nord d'un ensemble Morvan-plateau de Langres.


Voyageurs et cartographes, français et allemands, du XVe siècle

Dans son Livre de la description des pays (vers 1451), Gilles le Bouvier, héraut d’armes du roi Charles VII, donne une description d’ensemble du royaume de France, dans les limites des Pyrénées, de la « mer de mydy (ou) Myterrenne » et des quatre fleuves (« Rosne, Sonne, Meuse, Escault »). Il insiste sur les vignobles qui couvrent le pied des montagnes d’Auvergne, Forez, Lyonnais, Beaujolais et Morvan, puis évoque « moult de bonnes rivières portans navires », dont « le fleuve de Loire qui vient des montaignes de Montpesat près du Puy en Velay et passe par les païs de Forest, de Bourbonnois et à Nevers », l’Allier « qui part des montaignes de Givaudan et passe près de Cleremont en Auvergne et passe à Vichy et à Moulins et tumbe en Loire au pié du chastel de Cuffy à une lieue au dessoubz de Nevers », « la rivière de Dordogne qui vient du pays d’Auvergne de la montaigne de Montdort et passe par Limosin… ». Décrivant le Velay, l’auteur met l’accent sur le pèlerinage marial du Puy, l’abondance du bétail « blanc et rouge », la production de lait et de fromage, l’importance de l’enneigement hivernal (la même remarque vaut pour le Morvan) et le nombre des bourgs fortifiés et perchés ; le Forez et le Vivarais sont brièvement mentionnés et le Gévaudan déclaré très comparable au Velay. Le Bouvier évoque le duché et les quatre comtés d’Auvergne, oppose Clermont - la cité (épiscopale) de la Limagne - et Saint-Flour - cité de la montagne - puis passe au Bourbonnais, à la Combraille et au Berry. L’attention de l’auteur s’est également portée sur l’existence de « bains chauds » : Bourbon-l’Archambault, Chaudes-Aigues, Néris et Vichy sont par lui mentionnés, alors que les bains du Mont-Dore lui ont échappé.

La planche xylographiée « Le chemin de Rome » d’Erhard Etzlaub (1460-1532), imprimée sur papier à Nuremberg à l’occasion du jubilé de 1500, n’aborde qu’à la marge nos régions. Elle figure cependant le cours supérieur et moyen de la Loire et une zone montagneuse allongée du sud-est au nord-ouest, entre les villes de la vallée du Rhône, Castelnaudary, Rodez et Le Puy. Les toponymes « Huson » et « S. Anthim », au centre de l’espace considéré (Usson, Saint-Anthème ?), pourraient faire référence à la transversale liant l’Allemagne méridionale (Augsbourg, Nuremberg) et Toulouse par Rodez (la « route du pastel »). Quant au nurembergeois  Sebald Örtel, il quitte la Franconie en août 1521 pour Compostelle par Lyon et entreprend la traversée du Massif central par le sud de l’Auvergne (Usson-en-Forez, Sembadel, Lavoûte-Chilhac, Saint-Flour, Chaudes-Aigues et Laguiole) en direction de Rodez et Toulouse.

Ainsi, au tournant des XVe et XVIe siècles, cartographes et voyageurs allemands et français manifestent pour la première fois, une certaine attention aux montagnes centrales du royaume de France. Pourtant, le retour de Compostelle passe pour Örtel par Barcelone et les villes de la plaine languedocienne et de la vallée du Rhône, avant Lyon ; c’est un itinéraire comparable qu’avait suivi en 1495, vers Compostelle, le moine thuringien Hermann Künig von Vacha, à partir de l’abbaye suisse d’Einsiedeln: des stratégies de contournement du Massif central se mettent donc en place, déjà…

Force est donc de constater la faiblesse de la cartographie médiévale en ce qui regarde la figuration de nos régions, même si d’autres sources géographiques (itinéraires, listes et description) sont heureusement plus prolixes. Les cartes médiévales peinent à rendre compte de l’ampleur du « Massif central », n’en retenant que la bordure orientale, et à trancher entre l’unité ou le dédoublement (avec un Morvan identifié) de ce vaste ensemble, tandis qu’elles ignorent l’importance de l’Allier. Parmi les villes, Bourges, Limoges ou Le Puy apparaissent plus souvent que Clermont, mentionnée, sous son nom antique, par la seule mappemonde navarraise.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55004869m
E. Etzlaub, Das ist der Rom Weg [...], 1501


Source(s)

Idrïsi. La première géographie de l’Occident, traduction du chevalier Jaubert, revue par Annliese Nef, Paris, Flammarion, 1999

Carte mappemonde du « Navarra Beatus », XIIe siècle, BnF, Nvelles. Acq. Lat., 1366, f° 25-26

Angelo Dulceri, « Mappemonde », 1339, BnF, Cartes et Plan, Rés. Gen. B 696

Robert Fawtier et François Maillard, Comptes royaux, 1285-1314, t. III-2 Paris, Imprimerie nationale, 1954, p. 626-630

Itinérarium de Brugis, début XVe siècle, Universitetsbibliothek Gent (Gand), ms. 23

Atlas de cartes marines, dit « Atlas catalan », 1375, BnF, Cartes et Plans, MSS ESP 30

Erhard Etzlaub, Das ist der Rom Weg von meylen zu meylen mit puncten verzeychnet von eyner stat zu der endern durch Deutzche lantt, Nuremberg, 1501, BnF, Cartes et Plans, GED 7.686

Theodor Hampe, « Deutsche Pilgerfahrten nach Santiago de Compostella und das Reisetagebuch des Sebald Örtel, 1521-2 », Mitteilungen des germanischen Nationalmuseum Nürnberg, t. XII, 1896, p. 61-81

Bibliographie

La Roncière Monique (de) et alii, Les Portulans : cartes marines du XIIIe au XVIIe siècle, Paris, Nathan, Fribourg, Office du livre, 1984

Gautier Dalché Patrick (dir.), La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2013

Ducène Jean-Charles, « La France et les territoires avoisinants dans le uns al-muhağ wa-rawd alfurağ d’Al-Idīsī », Journal asiatique, t. 300-1, 2012, p. 87-138