La poste aux chevaux

La poste aux chevaux est le premier système sociotechnique de transport rapide des personnes à avoir été mis en place par la monarchie française dans les limites du territoire national. Il se compose de quatre éléments. Les chaises sont des véhicules à deux puis quatre roues. Les relais sont tenus par des « maîtres de poste », généralement aubergistes ou fermiers importants, qui mettent leurs chevaux à disposition en échange d’une rétribution. Ils concentrent des bâtiments liés aux chevaux : écurie, forge, grange, et s’enrichissent progressivement d’hôtellerie. Les itinéraires constitués par la ferme de la Poste aux chevaux sont formés d’une série de relais liés entre eux par les meilleures voies disponibles. Des postillons conduisent les chevaux loués jusqu’au relais suivant puis les ramènent. Les droits, enfin, sont les privilèges des maîtres de poste - exemptions d’impôts - et la possibilité pour les attelages de la poste de se déplacer au galop, de jour comme de nuit.

Un réseau en forte croissance malgré des faiblesses durables

Le service de la poste à cheval apparaît dès le XVIe siècle et disparaît en 1873. Il se distingue de la poste aux lettres qui regroupe l’ensemble des bureaux dans lesquels le courrier est déposé ou acheminé depuis le relais le plus proche. Aux XVIe et XVIIe siècles, les chaises de la poste à cheval sont principalement utilisées par la monarchie, mais la part du transport de voyageurs croît ensuite très nettement. Outre le transport d’objets accompagnés et de personnes, la route de poste assure un rôle essentiel dans la diffusion de l’information. Les itinéraires présentés ici sont reconstitués à partir de la numérisation des relais énumérés sur la carte de 1632 de Nicolas Sanson, puis dans les Livres de Postes. Aucune information ne permet d’établir le tracé réel de l’itinéraire entre deux relais, matérialisé sur les cartes par une ligne droite, incurvée le long des vallées principales en cas de fort relief. Le choix du chemin le plus rapide peut varier d’une année sur l’autre voire d’une saison à une autre, selon l’état de la route. Les grands travaux d’équipement routier, qui permettent de paver ou empierrer toute une série d’itinéraires prévus dans l’ordonnance du contrôleur Orry (1738), ne donnent pas obligatoirement la préférence aux routes royales, qui doivent être régulièrement remises en état.

La succession des cartes montre une densification importante, à l’image de celle de l’ensemble du territoire national. À l’échelle de la France, la poste aux chevaux réunit 7350 km de routes en 1632, 28 200 km en 1833 et près de 35 000 km à son apogée, à la fin des années 1850. Les itinéraires empruntant le Massif Central sont d’abord à penser à cet échelon national. Les pôles parisien, lyonnais ou bordelais organisent le réseau, avec une prééminence de plus en plus marquée pour le premier dans le courant du XVIIIe siècle. Cette évolution s’accompagne d’une densification de plus en plus nette des itinéraires dans la moitié nord, par rapport à ceux de la moitié sud. En outre, les reliefs se distinguent progressivement des plaines par un niveau d’équipement plus faible. L’Auvergne oppose ainsi durablement un frein aux franchissements rapides du nord au sud. Ce qui place la partie méridionale de la région dans une position de « cul de sac » qui tarde à s’améliorer et favorise le développement des itinéraires de contournement à partir de Moulins ou de Clermont-Ferrand, soit par Limoges, soit par Lyon. En revanche, l’existence continue de l’axe Lyon-Bordeaux, passant par Clermont-Ferrand, structure le réseau. S’il existe, au début du XVIIe siècle, une transversale Lyon-Toulouse passant par Saint-Flour, celle-ci disparaît rapidement. Il faut attendre le XIXe siècle pour qu’elle se trouve remplacée par un axe Lyon-Clermont-Tulle, vers Brive et au-delà.

À ce niveau macro-régional, il est possible d’ajouter une lecture plus locale, en fonction des dynamiques des villes. L’évolution du carrefour clermontois, qui passe de 3 routes en 1632 à 4 en 1708, puis à 6 en 1833, en témoigne. Forte d’environ 30 000 habitants en 1809, elle constitue alors la 18ème ville de France en termes de population. De même, Moulins (13 177 habitants) passe progressivement de simple statut d’étape sur la route Paris-Lyon à celui de carrefour régional, grâce à l’ajout d’un nouvel itinéraire entre Limoges et Dijon. D’autres localités profitent de l’essor proto-industriel et industriel de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, par exemple lié à la coutellerie (Thiers, Moulins). Les routes de la poste à cheval desservent aussi des stations touristiques, comme le Mont-Dore, Vichy ou Bourbon-L’Archambault, qui bénéficient d’un engouement progressif pour les cures thermales. Enfin, des logiques administratives expliquent la création de nouvelles routes après la Révolution Française. En effet, le décret pris par l’Assemblée Constituante en 1791 prévoit 26 routes de deuxième section pour desservir les chefs-lieux de département et assurer des liaisons faciles avec les départements voisins. Riom, qui était tout comme Moulins chef-lieu de généralité, perd sa fonction administrative prédominante au profit de Clermont-Ferrand. Saint-Flour, Aurillac et Le Puy profitent également de cette adaptation à des logiques tant politiques, qu’administratives et économiques.

Anamorphoses de l’espace : expliciter la périphérisation de l’Auvergne

La deuxième série de cartes met l’accent sur la formidable transformation de l’espace des échanges au XVIIIe siècle. Non seulement la longueur des routes a plus que doublé en un demi-siècle mais surtout, le réseau change qualitativement de nature avec l’apparition d’un maillage, en d’autres termes de possibilités de chemins multiples entre les nœuds. Il permet l’émergence d’une certaine auto-organisation à partir des carrefours principaux que constituent les villes moyennes et grandes. La transformation du réseau profite ainsi inégalement aux différentes régions : outre la longueur des nouvelles routes construites, il faut aussi considérer l’écartement entre les relais (une faible distance permet un déplacement rapide grâce à des chevaux toujours frais), le relief (le cheval ne peut galoper qu’en zone plane) et la possibilité d’itinéraires de rechange en cas de route coupée par les intempéries ou autre accident.

Les zones de montagne cumulent les handicaps. Elles se distinguent par une faible densité de relais, ce qui ralentit d’autant les chaises de postes. C’est une situation courante en Auvergne, mais qui devient extrême dans certains cas, comme pour le trajet entre Aurillac et Saint-Flour qui nécessite de franchir près de 70 km sans aucun relais intermédiaire en 1708. Les indicateurs horaires des diligences desservant les principales villes de France montrent que la vitesse moyenne est multipliée par deux entre le milieu des années 1760 et la fin des années 1780, sauf en zone de montagne. Cet accroissement s’explique non seulement par des progrès techniques (revêtement des routes, allègement du poids des diligences), mais aussi par la sélection des races chevalines adaptées au régime de la poste ou par le raccourcissement des pauses aux relais. La vitesse postale stagne cependant à 2,2 km/h entre Aurillac et Clermont-Ferrand, 3 km/h entre Clermont-Ferrand et Ambert. De même, le déploiement des boucles routières ne concerne pas les montagnes et l’écart dans le niveau d’accessibilité se creuse progressivement avec celui des zones planes.

Une manière d’en rendre compte est de construire une anamorphose du territoire, à partir des distances sur le réseau des routes de poste pondérées par l’altitude et la connectivité. Celle-ci est mesurée à partir de la notion de résistance, empruntée à la physique et tenant compte du nombre de circuits alternatifs pour aller d’un relais à un autre. Un graphe au plus court chemin est établi entre les relais, et les distances sont pondérées par la différence d’altitude et par la connectivité. On utilise ensuite la méthode dite (en anglais) « Multidimensional Scaling » : à partir d’un tableau de distances entre objets (généralement des temps de trajet, approchés dans notre cas par des distances-réseaux pondérées par l’altitude et la connectivité), on construit un nuage de points dans un espace de faible dimension, où un point représente un objet et tel que les distances entre les points soient les plus proches possibles des distances entre les objets. Si les objets correspondent à des points sur une carte, dans notre cas des villes de plus de 10 000 habitants, on obtient une anamorphose : la carte initiale est déformée en fonction des temps de trajet entre les villes.

Les résultats mettent en lumière une transformation massive de l’espace des échanges interurbains par le réseau des routes de poste, avec une contraction forte de la moitié nord et une dilatation tout aussi forte de la moitié sud, notamment du Massif Central (dont les villes ont été dessinées en rouge pour faciliter le repérage). L’anneau circulaire qui se dessine progressivement dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle montre que ce massif constitue désormais un obstacle à la circulation, ce qu’il n’était pas au Moyen Âge, ni même en 1632. En 1783 et 1831, des villes comme Aurillac ou Le Puy semblent aussi loin de Paris que celles situées aux extrémités du pays, en Bretagne (Brest) ou à la frontière sud-ouest (Bayonne). Cette perte progressive d’accessibilité pour les villes de montagne est porteuse de lourdes conséquences. En effet, la route de poste assure un rôle essentiel dans la diffusion de l’information : pour les marchands ou banquiers établis en ville, elle permet d’acheminer des instructions commerciales, des moyens de paiement, des documents comptables, des renseignements sur le niveau des prix ou du crédit, sur l’importance des récoltes à venir ou sur les arrivées de marchandises Or, les anamorphoses montrent qu’on passe progressivement, entre 1730 et 1830, de l’ère du piéton et de la mule à celle du charroi et des cavaliers qui évitent les reliefs du fait de leur monture. Les lignes rapides du réseau ferroviaire, à partir du XIXe siècle, ne modifieront pas cette nouvelle situation.

Source(s)

État général des Postes et relais de l'empire français pour l’an 1810, Paris, Imprimerie Impériale, 1810.

Liste générale des Postes de France, Paris, Jaillot (1708, 1733, 1758, 1783).

Livre de poste ou état général des Postes du Royaume de France pour l’an 1833, Paris, Imprimerie Royale, 1833.

Sanson Nicolas, Carte géographique des postes qui traversent la France, Paris, Melchior Tavernier, 1632.

Bibliographie

Arbellot Guy, « La grande mutation des routes de France au XVIIIe siècle », Annales ESC, vol. 28, 1973, p. 765-791.

Belloc Alexis, Les postes françaises, recherches historiques sur leur origine, leur développement, leur législation, Paris, Firmin-Didot, 1886.

Bretagnolle Anne, Giraud Timothée, Verdier Nicolas, « Modéliser l’efficacité d’un réseau : le cas des routes de poste en France (1632-1833) », L’Espace Géographique, no 2, 2010, p. 117-131.

Bretagnolle Anne, Franc Alain, “Emergence of an integrated city-system in France (XVIIth–XIXth centuries): evidence from toolset in graph theory”, Historical Methods: A Journal of Quantitative and Interdisciplinary History, 50-1, 2017, p. 49-65.

Cauvin Colette, Lepetit Bernard, Reymond Henri, « Cartes postales : un espace de relation dans la France pré-industrielle », Histoire et Mesure, n o 2 (3-4), 1987, p. 89-113.

Langlois Patrice, Denain Jean-Charles, « Cartographie en anamorphose », Cybergéo: European Journal of Geography, 14 avril 1996, URL : http://cybergeo.revues.org/129 ; DOI : 10.4000/cybergeo.129.

Lepetit Bernard, Chemins de terre et voies d’eau. Réseaux de transport et organisation de l’espace en France, 1740-1840, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1984.

Lepetit Bernard, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988.

Marchand Patrick, Le maître de poste et le messager. Les transports publics en France au temps des chevaux, Paris, Belin, 2006.

Verdier Nicolas, “Dal territorio alla carta : posta a cavallo e acculturazione dei rapporti col spazio tra la fine del settecento e l’inizio dell’ottocento, Quaderni Storici, vol. 131, 2009, p. 579-606.

Verdier Nicolas, « Le réseau technique est-il un impensé du 18e siècle : le cas de la poste aux chevaux », Flux, n o 68, 2007, p. 7-21.