Départements, arrondissements et cantons à l’époque contemporaine
Les cantons et les arrondissements sont des héritiers indirects de la période révolutionnaire. Les premiers ont été créés en 1790, mais le découpage qui a servi de cadre de référence pour les XIXe et XXe siècles (avant une reconfiguration complète de la carte en 2014) date de l’an X (1801-1802) (arrêtés appliquant la loi du 8 pluviôse an IX - 28 janvier 1801). Les seconds (dits « arrondissements communaux » à l’origine) ont pris indirectement la suite des districts, comme circonscriptions intra-départementales intermédiaires, mais après une phase de disparition de ces derniers dès l’an III (1794-1795), et à l’issue d’un redécoupage plus lâche, datant de l’an VIII (1800).
Des circonscriptions administratives singulières
Le canton d’après l’an X est une circonscription administrative singulière. Il a servi d’assise à un échelon judiciaire, la justice de paix, jusqu’en 1958, mais sans être confondu en soi avec elle, si bien qu’il a pu lui survivre. Il a régulièrement servi de cadre pour l’implantation de services publics (poste, gendarmerie, perception, collège…) mais sans constituer un échelon administratif doté d’une personnalité juridique propre et accueillant ès qualités un établissement public (ce n’est plus la configuration de l’an III, avec des cantons-municipalités). Il est un territoire électoral, comme les circonscriptions législatives, mais sans avoir subi des redécoupages aussi fréquents que ces dernières, ni leurs disparitions momentanées. En revanche, les arrondissements, à la différence des cantons, ont longtemps été dotés d’une assemblée délibérante, le conseil d’arrondissement, institution mise en place en l’an VIII ; mais celle-ci, suspendue en 1940, n’a jamais été réinstaurée.
La fonction électorale du canton n’a pas toujours servi à le représenter comme territoire en soi. Originellement, il servait de cadre pour la réunion des assemblées primaires d’électeurs ; lors de l’instauration du suffrage universel masculin sous la Deuxième République, et de nouveau entre 1871 et 1876, c’est encore au chef-lieu de canton qu’a eu lieu le vote ; mais sous le Second Empire, et définitivement à partir de 1876, il est passé à la commune, le chef-lieu ne restant ensuite que bureau centralisateur des résultats électoraux dans le canton. Ce n’est qu’à partir de juin 1833 – avec une interruption sous le Second Empire – que le canton est devenu le cadre d’élection d’abord au suffrage censitaire direct, puis au suffrage universel masculin, de conseillers d’arrondissements (au moins un par canton) et de conseillers généraux (un par canton), ces derniers formant l’assemblée de département, dite conseil général, jusque-là composée de membres nommés par le pouvoir central. Dès lors, chaque canton est devenu un territoire politique, représenté pour lui-même, à deux échelons jusqu’en 1940, puis seulement à l’échelon départemental après 1945. Le fait que l’exécutif départemental relève du préfet et que la tutelle de l’État reste étroite jusqu’aux lois de décentralisation de 1982-1983, aurait tendance à faire considérer que cette fonction politique était surtout d’ordre symbolique, ou bien qu’elle servait avant tout de vecteur de légitimation d’un statut social ou de tremplin pour des carrières politiques d’une autre envergure. Or, notamment après la loi de 1838, les fonctions de ces conseils, qui touchaient à la répartition de l’impôt et qui leur laissaient une latitude pour décider de l’usage des « fonds départementaux » et pour exercer une action consultative, mettaient bien un certain nombre de leviers de « développement local » à leur disposition. Ce n’est que dans les années 1990-2000 que, très temporairement, le canton, espace d’élection, a pu devenir aussi, de fait, espace d’action politique et d’exercice du pouvoir local. Les intercommunalités en plein essor ont fréquemment pris ce cadre pour référence, quand il s’est agi de rassembler des communes en communautés, avant que l’exigence de cadres géographiques plus larges et le redécoupage cantonal de 2014 ne rendent caduque cette conjonction. Quant à l’arrondissement, ce n’est qu’indirectement et par intermittence qu’il a joué un rôle électoral : quand il a servi de base au découpage des circonscriptions législatives.
Un découpage aux remaniements limités et tardifs
Dans les départements du nord de la région, les découpages de l’an VIII et de l’an X avaient entraîné une forte diminution du nombre d’entités par rapport à ceux de 1790, alors qu’il restait relativement stable dans ceux du sud, dotés d’un nombre plus réduit de divisions. En l’an VIII, l’Allier était passé de 7 districts à 4 arrondissements ; le Puy-de-Dôme de 8 à 5 ; le Cantal et la Haute-Loire restaient, respectivement, à 4 et 3. Le choix du chef-lieu n’a pas toujours privilégié la ville la plus peuplée : si Yssingeaux l’a bien emporté, selon ce principe, sur Monistrol, alors que cette dernière avait été chef-lieu de district en 1790, Gannat et Saint-Pourçain étaient d’importance équivalente mais la réputation de plus grande modération de la première aurait joué en sa faveur ; Lapalisse l’aurait emporté sur Cusset, plus peuplée, par sa position plus centrale dans l’arrondissement et sa meilleure desserte (Vichy n’avait pas encore émergé grâce au thermalisme). Quant aux cantons, dont les deux tiers seulement subsistaient, à l’échelle nationale, après la refonte de l’an X, l’Allier est passé, par rapport à 1790, de 60 à 26, le Puy-de-Dôme de 72 à 50, mais la Haute-Loire de 32 à 28 et le Cantal de 20 à 23. Cette refonte avait été guidée par l’objectif de combiner population moyenne de 10 000 habitants et étendue de 250 km² pour chaque canton. Dans la région, c’est clairement le premier critère qui l’a emporté : les cantons des quatre départements respectaient assez bien le seuil en l’an X, si bien que l’Allier, à peine plus peuplé, à l’époque, que les départements du sud de la région, tout en ayant presque la même superficie que le Puy-de-Dôme (une fois et demi celle de la Haute-Loire), s’est retrouvé caractérisé par des cantons de forte superficie, qui le distinguaient à l’échelle nationale ; ils n’ont pas forcément été configurés sur les bassins de vie effectifs, que pouvaient refléter davantage les 60 cantons de 1790 ou ceux des départements du sud. Le Puy-de-Dôme, presque deux fois plus peuplé, se distinguait au contraire par la petitesse de ses cantons, le rattachant à la configuration caractérisant le cœur de l’ancienne région Rhône-Alpes.
Les reconfigurations concernant les arrondissements ont été minimes, et pour l’essentiel concentrées entre 1926 et 1942. En septembre 1926, la réforme Poincaré-Sarraut, présentée comme destinée à réduire les frais de fonctionnement de l’État, supprime 106 sous-préfectures, à la tête, en général, d’arrondissements faiblement peuplés, et en crée deux. Suivant la tendance générale, chacun des départements auvergnats perd un arrondissement (Ambert, Gannat, Murat, Yssingeaux ; c’est le long d’un arc de cercle Normandie-Gironde-Hérault que les départements en perdent davantage). Tous sont absorbés en totalité par un seul arrondissement voisin, sauf dans l’Allier, où celui de Gannat est redistribué entre les trois autres. L’Allier est également affecté par sa place toute particulière, sur le plan national, pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’il est traversé en 1940 par la ligne de démarcation qui passe par Moulins occupée, sa zone « libre » prend Montluçon pour chef-lieu provisoire en juin-juillet, avant qu’une autre préfecture ne soit installée dans les casernes de La Madeleine au sud de Moulins, sur la rive non occupée. Au même moment, le gouvernement de l’État français s’est installé à Vichy, simple chef-lieu de canton ; d’où sa promotion comme sous-préfecture aux dépends de Lapalisse en 1941, statut conservé par la suite : Vichy était depuis la fin du XIXe siècle la commune la plus peuplée de l’arrondissement et le contexte politique n’a donc fait que faciliter un ajustement à la nouvelle réalité. En revanche, cette présence du gouvernement n’a pas fait recouvrer à l’Allier son arrondissement disparu (Gannat), alors même que ceux d’Yssingeaux et Ambert ont été recréés en juin 1942.
Pour les cantons, la période 1801-1966 a été, au niveau national, celle d’un « grand moment de fixité », où les reconfigurations ont été rares, même si elles n’ont pas été absentes. Les quelques cas repérables répondent à des mutations socio-économiques et démographiques accélérées et localisées. En 1858 et 1859, dans l’Allier, l’éclatement de Montluçon en deux cantons, est et ouest, de même que la création de celui de Commentry, amputant celui de Montmarault, sont des conséquences directes de la croissance démographique de cette zone marquée par le vif essor industriel et minier à compter des années 1840. En 1892, la création d’un canton de Vichy pris sur celui de Cusset entérine pour sa part les effets de l’attractivité du thermalisme : Vichy a alors passé le cap des 10 000 habitants, contre 1 700 à peine, quatre décennies plus tôt. S’y ajoutent, dans le même département, plusieurs ajustements à la marge (échanges de communes entre cantons en 1802, 1831, 1864, 1953, 1950, 1958), avec une fréquence que l’on ne retrouve pas dans les trois autres (Haute-Loire : 1946, 1962). En 1932 en Haute-Loire, la création du canton de Retournac mêle des facteurs démographiques (rééquilibrer la représentation cantonale en allégeant le canton d’Yssingeaux devenu trop peuplé) et politiques (le redécoupage des circonscriptions législatives en 1928 avait extrait Retournac de la circonscription d’Yssingeaux).
À l’échelle nationale, c’est entre 1966 et 1985 que se concentrent les changements affectant les cantons. Dans la région, les principales vagues de création de nouvelles entités démarrent un peu plus tardivement et sont concentrées dans celles de 1973 et 1982-1985. Les villes-préfectures et leurs banlieues immédiates sont les principales touchées : Le Puy (1973) ; Aurillac (1973, 1982, 1985) ; Moulins (1973, 1982) ; Clermont-Ferrand (1982). Mais aussi quelques sous-préfectures : Montluçon (1973, 1982), Brioude (1984), Vichy-Cusset (1985). Il faut y ajouter d’autres zones, où l’urbanisation a été impulsée par l’industrie, comme les cantons de Saint-Didier-en-Velay et Monistrol, en continuité de l’agglomération stéphanoise (1973, 1984). Comme ailleurs s’opérait ainsi un rétablissement partiel mais inabouti de « l’égalité des citoyens devant le suffrage », les cantons n’étant plus que des circonscriptions d’élection des conseillers généraux. Les principales agglomérations, dont la population avait fortement crû depuis 1945, étaient dès lors divisées en un nombre démultiplié de cantons (auparavant, ils se limitaient souvent à deux), alors que dans le même temps, la carte des cantons ruraux n’était pas touchée, à la fois parce qu’il s’agissait de fiefs politiques qu’il n’était pas toujours aisé de retoucher, et parce que le statut de chef-lieu de canton, même s’il n’offre pas ès qualités de prérogatives administratives, signe une distinction première dans la hiérarchie urbaine, qui n’est pas sans jouer sur la présence d’un certain nombre de services.
L’essentiel des reconfigurations cantonales intervenues entre 1801 et 2015 étant lié à la croissance industrielle et/ou urbaine, il n’est guère étonnant que le Massif central n’appartienne pas à une France des mutations les plus denses, concentrées à l’est de la ligne Le Havre-Marseille – mis à part sur ses contreforts orientaux, dans la Loire notamment, et dans l’Allier. L’essor industriel et démographique de ce dernier, rapide au XIXe siècle, a vite fait décoller la population moyenne de ses cantons et entraîné des reconfigurations précoces, mais ce n’est qu’à la fin du XXe siècle, par la combinaison entre les nouvelles créations cantonales et la crise des mines et industries locales, qu’elle a rejoint de nouveau le Puy-de-Dôme autour des 10 000 habitants. Les départements du sud de la région, marqués en revanche par la surreprésentation des actifs de l’agriculture et par la dépopulation, ont décroché de ce seuil dès la Grande Guerre, et les reconfigurations des années 1980-1990 n’ont fait qu’accentuer cette chute de la population moyenne. Toutefois, à côté d’un enjeu sous-jacent qui pouvait être de tenter d’avantager, chaque fois, la majorité à la manœuvre, l’enjeu affiché des redécoupages n’était pas, alors, de faire converger les départements de la région autour d’une même population cantonale moyenne, mais, dans chaque département, le nombre d’électeurs représentés par chaque conseiller général au sein de l’assemblée départementale.
Source(s)
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