La carte judiciaire d’Ancien Régime :
un enchevêtrement de ressorts

La complexité de la carte judiciaire de la France à la veille de la Révolution n’est plus à démontrer. Depuis le XIIIe siècle, la justice royale n’a cessé de se renforcer et de se perfectionner face aux justices concurrentes – seigneuriales, ecclésiastiques, municipales. Elle se compose d’une justice retenue et d’une justice déléguée elle-même divisée entre juridictions d’exception et juridictions de droit commun. L’enchevêtrement des ressorts de ces tribunaux aboutit à des situations confuses. La carte des sièges présidiaux et des bailliages et sénéchaussées ordinaires d’Auvergne et du Bourbonnais au XVIIIe siècle en témoigne. L’Auvergne compte trois présidiaux - Aurillac, Clermont et Riom - aux ressorts particulièrement enchevêtrés ce dont se plaignent les justiciables dans les cahiers de doléances de 1789. En Bourbonnais, la majorité des paroisses dépendent du présidial de Moulins, mais certaines font partie des ressorts de juridictions voisines.

Les institutions judiciaires d’Ancien Régime

Au sommet de l’organisation judiciaire déléguée de droit commun se trouvent les parlements, jugeant en dernier ressort. L’Auvergne dépend entièrement de celui de Paris qui cède parfois le pas à celui de Dijon dans quelques localités du Bourbonnais.

En janvier 1551, voulant officiellement désengorger ces cours souveraines et réduire la durée et le coût des procès pour les justiciables, Henri II crée dans certains bailliages et sénéchaussées, des sièges présidiaux compétents au criminel et au civil. Cette réforme a pu être perçue soit comme une augmentation de compétences de quelques juridictions du royaume soit comme la création d’un nouveau tribunal. En matière civile, les sièges présidiaux peuvent juger définitivement les affaires n’excédant pas 250 livres tournois pour une fois ou 10 livres tournois de rente ; et à charge d’appel non suspensif celles qui n’excèdent pas la somme de 500 livres tournois pour une fois ou 20 livres de rente.

Le ressort des sièges présidiaux comprend celui de plusieurs bailliages et sénéchaussées. Ces deux termes désignent des juridictions aux compétences identiques, apparues au XIIe siècle sous l’autorité des baillis et des sénéchaux. Ces agents royaux - qu’il ne faut pas confondre avec certains juges seigneuriaux portant le même titre - sont d’abord itinérants et dotés de larges prérogatives (administratives, financières, judiciaires, militaires). Progressivement ils se sédentarisent. En raison de leur absentéisme, leurs missions, notamment judiciaires, sont confiées à un lieutenant général dans le siège principal de la juridiction et à des lieutenants particuliers dans les sièges secondaires. Le pouvoir royal multiplie les bailliages et sénéchaussées au fur et à mesure de l’intégration de nouvelles provinces au royaume de France et subdivise parfois les circonscriptions existantes. En 1536, l’édit de Crémieu confirme les compétences des bailliages et sénéchaussées ainsi que celles des prévôtés, juridictions royales inférieures. En première instance, bailliages et sénéchaussées connaissent des matières domaniales, des causes des nobles, des causes bénéficiales des églises de fondation royale et des cas royaux et privilégiés. Ils sont également compétents en matière de juridiction gracieuse (tutelle, curatelle, inventaire des biens des mineurs etc.) et jugent les appels formés contre les sentences des prévôts, des juges seigneuriaux et municipaux.

Enclaves et imbrication des ressorts en Auvergne et Bourbonnais

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, trois sièges présidiaux se partagent l’Auvergne (Aurillac, Clermont et Riom) alors que le siège de Moulins exerce son autorité sur 90% du Bourbonnais. En mars 1551 ont été érigés les sièges d’Aurillac pour la Haute-Auvergne, de Riom pour la Basse-Auvergne enfin de Moulins pour le Bourbonnais et la Haute-Marche. En 1582, un nouveau siège présidial est créé à Clermont, son ressort venant altérer celui de Riom. Enfin, en 1635, la création du siège de Guéret ôte au présidial de Moulins la connaissance des causes de la Haute-Marche.

Le siège présidial de Riom étend son emprise sur 87 % de la Basse-Auvergne, mais aussi dans le Pays des Montagnes (38 %) et en Bourbonnais (5 %). Au XVIIIe siècle, il comporte les ressorts de la sénéchaussée de Riom sur lequel il a été érigé, et des bailliages de Montaigut et Montpensier. Le ressort du siège présidial de Clermont ne couvre que 7 % de la Basse-Auvergne mais son influence se retrouve aussi -très ponctuellement- dans le nord de la Haute-Auvergne (Méallet, Moussages, Riom-ès-Montagnes, Saint-Christophe). Il comprend le ressort de la sénéchaussée de Clermont créée en 1556 à partir de la justice seigneuriale compétente sur les terres appartenant à Catherine de Médicis au milieu du XVIe siècle. Quant au siège présidial d’Aurillac, son ressort couvre celui du bailliage des Montagnes d’Auvergne créé en 1366 dans la cité géraldienne - qu’il ne faut pas confondre avec celui de Salers, juridiction subalterne dépendant de la sénéchaussée et siège présidial de Riom - ainsi que les bailliages ordinaires de Saint-Flour -démembré de celui d’Aurillac en 1523- et de Vic.

Au-delà de ces répartitions, la carte met en évidence de nombreuses enclaves sous l’autorité de juridictions voisines. Ainsi, le siège présidial de Saint-Pierre-le-Moûtier érigé en 1551, déploie sa compétence dans le ressort du bailliage de Cusset en Basse-Auvergne et dans le Bourbonnais. De même, dans cette dernière province se retrouve l’influence des sièges présidiaux d’Autun, Bourges et Lyon. L’imbrication de ces ressorts semble être le fruit des changements politiques connus par ces provinces particulièrement à partir du XIVe siècle ainsi que de certaines évolutions des dépendances féodales même si, selon l’adage du jurisconsulte Antoine Loysel (1536-1617), « fief, ressort et justice n’ont rien de commun ensemble ». En effet, lorsque Jean de Berry devient prince apanagiste de l’Auvergne en 1360, les juridictions royales existantes passent sous son autorité. Les bailliages d’Auvergne (siégeant à Riom) et des Montagnes d’Auvergne (créé à Crèvecœur mais siégeant à Saint-Martin-Valmeroux puis Salers) deviennent des juridictions ducales. Le duc de Berry crée un bailliage itinérant dit d’Andelat pour la partie orientale de la Haute-Auvergne, ressortissant à la juridiction riomoise qu’il a rebaptisée sénéchaussée d’Auvergne et qui connaît également des appels du bailliage de Saint-Martin-Valmeroux. Les cas royaux et les procès touchant les personnes et les biens placés sous protection royale sont quant à eux jugés par le bailli royal de Saint-Pierre-le-Moûtier ou son lieutenant général à Cusset.

Cependant, la distance séparant ces tribunaux des justiciables de Haute-Auvergne justifie la création d’une juridiction plus facile d’accès, dont le siège principal est fixé à Aurillac en septembre 1366. Le bailliage de Montferrand est créé dans des circonstances similaires en 1425, lorsque Charles VII est contraint de céder l’Auvergne en apanage à la famille de Bourbon. Son existence sera cependant de courte durée puisqu’il est supprimé en décembre 1556. En 1523, François Ier accepte la création du bailliage royal de Saint-Flour compétent en première instance sur la ville et prévôté du même nom avec appel devant le parlement de Paris. Lors du retour de l’Auvergne à la Couronne en 1531, la sénéchaussée d’Auvergne et les bailliages de Salers et d’Andelat qui en dépendent en appel deviennent royaux, tout comme la justice de Calvinet à l’extrémité sud de la Haute-Auvergne. Nous pressentons la complexité du parcours pour les justiciables d’Ancien Régime qui pouvaient plaider successivement devant une justice seigneuriale, une juridiction royale subalterne (prévôté, certains bailliages – Salers, Andelat), une juridiction royale ordinaire (Aurillac, Saint-Flour, Vic, Montaigut, Montpensier, Riom), parfois devant un siège présidial (dans le premier cas de l’édit l’affaire était jugée en dernier ressort, dans le second l’appel était possible devant le parlement mais la sentence devait être exécutée par provision) enfin devant le parlement. La carte met bien en lumière les distances et l’absence de logique géographique dans la répartition de ces ressorts qui tient davantage de l’histoire des seigneuries locales.

La composition de ces circonscriptions judiciaires a occasionné de nombreux conflits entre juridictions de tous niveaux. Les officiers de la sénéchaussée d’Auvergne ont soutenu de longs procès avec ceux de Clermont et de Saint-Flour. Ceux de Salers revendiquaient le ressort immédiat au parlement de Paris et disputaient à la juridiction riomoise la compétence sur la justice de Calvinet. De nombreux lieux de Haute-Auvergne se trouvent partagés entre plusieurs ressorts, deux maisons d’un même village pouvant ressortir à deux juridictions différentes. Ce découpage n’est d’ailleurs pas sans rappeler la carte de l’application du droit en Auvergne. En effet, la majeure partie des lieux ressortissant au moins en partie à la sénéchaussée d’Auvergne appliquent principalement le droit coutumier.

Certaines sources communes ont servi à la réalisation des deux cartes ce qui pourrait confirmer un lien entre la répartition du droit écrit et de la coutume et l’organisation des ressorts juridictionnels même s’il n’est pas possible de parfaitement superposer les deux représentations. Elles demeurent cependant complémentaires et illustrent parfaitement l’enchevêtrement des ressorts et des droits à la fin de l’Ancien Régime. Les réformes réalisées ou souhaitées par le pouvoir royal au cours de l’époque moderne se sont souvent heurtées à l’opposition des compagnies d’officiers de judicature qui désiraient avant tout maintenir voire étendre leurs compétences et par là même leur pouvoir et les profits de justice.

N. Langlois, Carte de la France divisée selon l'ordre des parlements [...], 1633-1676 (BnF, GE DD-2987 678) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8593070c


Source(s)

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