Une « bigarrure de loix dans une même province »

« Cette bigarrure de loix dans une même province est frappante pour quiconque la considère ». Ce propos tenu par Tixier le Jeune, avocat à la sénéchaussée de Clermont, dans son Discours sur l’origine du partage de l’Auvergne en pays de droit écrit et de droit coutumier (1748) illustre la complexité de l’application du droit en Bourbonnais et en Auvergne sous l’Ancien Régime, désormais concrétisée par cette carte. Le Bourbonnais, dans sa globalité et la Basse-Auvergne, pour sa plus grande partie, sont de droit coutumier, la Haute-Auvergne est majoritairement de droit écrit, ces deux derniers pays comportant de nombreuses enclaves de l’un ou l’autre droit. S’ajoutent à ces deux droits étroitement mêlés des coutumes locales, abondantes en Auvergne, qui accentuent l’effet de mosaïque. La carte complète et précise celle de l’historien du droit Henri Klimrath qui, en 1837, cartographie pour la première fois, à l’échelle du royaume, l’opposition entre pays de coutume et pays de droit écrit.

Le droit cartographié

C’est au tournant des XVe et XVIe siècles, à la suite de la rédaction des coutumes ordonnée par Charles VII en 1454, que se révèle cette frontière fictive. Au sud s’impose le droit romain ou droit écrit, issu des compilations de l’empereur d’Orient Justinien (Corpus Juris Civilis), redécouvertes en 1076, rapidement étudiées et enseignées dans les universités, d’abord à Bologne puis dans une grande partie de l’Europe. À la faveur du développement de ce droit écrit, l’expression « droit coutumier » s’impose. La coutume, qui gouverne les provinces du nord, à l’origine orale, s’applique à un territoire restreint, province, seigneurie, ressort de juridiction. La complexité du système juridique élaboré au Moyen Age -introduction de la procédure romano-canonique, développement des institutions judiciaires - avait rendu nécessaire dans le nord du royaume dès le XIIIe siècle la rédaction de coutumiers privés permettant de prouver plus sûrement le droit, comme la Practica forensis (vers 1445) du fameux juriste auvergnat Jean Masuer.

L’Auvergne, dont la coutume a été rédigée en 1510, se situe de part et d’autre de cette limite. Quant au Bourbonnais il est l’exemple parfait du pays de droit coutumier. Sa coutume, rédigée en 1520, s’étend à l’ensemble de la province. Quelques enclaves, à ses marges, suivent la coutume d’Auvergne ou sont de droit mixte, c’est-à-dire utilisant l’une et l’autre coutume. Située entre le Bourbonnais et les pays de droit écrit, la complexité de la « bigarrure » auvergnate n’en est que plus manifeste d’autant que la province est divisée en deux pays bien distincts, l’un au nord de la rivière de la Rhue, la Basse-Auvergne, l’autre au sud, la Haute-Auvergne. Au-delà de ce cours d’eau, le tracé de cette ligne de partage n’étant pas toujours assuré il se trouve représenté par des hachures grises sur la carte. Celle-ci représente la situation juridique de l’Auvergne et du Bourbonnais au XVIIIe siècle. Les entités utilisées sont variées, châteaux, paroisses, villages, simples hameaux et dictées par les sources. Les commentaires de coutumes de Mathieu Auroux des Pommiers (Bourbonnais) et de Guillaume-Michel Chabrol (Auvergne) ont été de précieuses sources d’information quant au droit appliqué, à son ressort, aux coutumes locales ; deux manuscrits ont précisé les lieux de droit mixte de la région de Saint-Flour.


La Basse-Auvergne applique majoritairement le droit coutumier dans les zones de montagne et une grande partie de la Limagne et du Velay, territoires des grandes seigneuries laïques : duché d’Auvergne, comté d’Auvergne, dauphiné d’Auvergne, comté de Montpensier, baronnie de Mercœur. Cette uniformité est brisée par la présence d’importantes enclaves de droit écrit dépendant de puissants seigneurs ecclésiastiques, l’évêque de Clermont, les abbayes de la Chaise-Dieu, d’Issoire et de Sauxillanges, les chanoines-comtes de Brioude, en dépendent des paroisses telles que Saint-Germain-Lembron, Saint-Germain-l’Herm, Saint-Paulien. On pourrait en conclure que les terres laïques sont de droit coutumier et les terres ecclésiastiques de droit écrit. Cependant les abbayes de femmes (Lavaudieu) comme certaines commanderies de l’ordre de Malte relèvent du droit coutumier dans les deux pays auvergnats (Celles). La carte fait apparaître une autre particularité propre à l’Auvergne : la présence simultanée des deux droits dans un même lieu. Ces zones de droit mixte ont une superficie variable, elles peuvent couvrir une paroisse (la ville de Saint-Germain l’Herm et une partie de la paroisse sont de droit écrit, l’autre partie de droit coutumier), une ville et des hameaux (Lezoux et les mas de Codignat et Chassignoles sont de droit écrit, les autres localités de droit coutumier), un village partagé entre les deux droits (droit écrit à l’ouest de la rue qui traverse Espalem, droit coutumier à l’est). La complexité est encore plus grande à Cournon où chaque terre et maison sont réputées pour moitié en coutume et pour moitié en droit écrit, conséquence de partages entre seigneurs laïque et ecclésiastique. La justice devenue indivise s’exerce alternativement de mois en mois, en janvier la compétence appartient aux officiers du seigneur laïque, en février aux officiers du seigneur ecclésiastique et ainsi de suite avec appel à Riom pour les mois impairs et à Clermont pour les mois pairs. Le même cas de figure se retrouve à Lempdes (près de Pont-du-Château). Les lieux régis par le droit coutumier sont généralement du ressort de la sénéchaussée de Riom, alors que les enclaves de droit écrit sont du ressort de la sénéchaussée de Clermont, mais il y a des exceptions, ainsi Saint-Germain l’Herm dépend de Riom aussi bien pour le droit écrit que pour la coutume. À cette étonnante mosaïque juridique s’ajoutent les coutumes locales rédigées à la suite de la coutume générale. Ces usages ancestraux reflètent les intérêts des habitants selon leur origine rurale ou urbaine. Ils règlementent le droit de pacage dans les zones de montagne (Allanche, Ambert, Cournols…), s’intéressent au patrimoine familial en Limagne en modifiant les régimes coutumiers successoral (Aigueperse) et matrimonial (Ennezat, Maringues, Marsat, Pont-du-Château…) ou règlent les servitudes urbaines (Clermont). Leur zone d’application est variable, un lieu (Bulhon), une paroisse (Davayat, Picherande), une seigneurie (La Mothe-Canilhac, Montpensier).

H. Klimrath, Carte de la France coutumière [...], 1843 (détail)

Pour sa part, la majeure partie de la Haute-Auvergne se trouve en pays de droit écrit à l’exception d’enclaves de droit coutumier et de droit mixte situées principalement au niveau de la limite avec la Basse-Auvergne et plus généralement dans les zones d’influence de la sénéchaussée de Riom. Dépendant de cette juridiction en appel, le ressort du bailliage de Salers comprend ainsi une écrasante majorité de lieux de droit coutumier, quelques lieux de droit mixte (Albanie/Valette, Crèvecœur, Fageolles, La Caulmette,  Saint-Martin-de-Valois, Saint-Martin-Valmeroux, Saint-Rémy, Sainte-Eulalie) et un seul de droit écrit dans son extrémité sud (Ourzeaux). Dans l’est de la Haute-Auvergne de nombreuses localités ressortissent au moins en partie à la juridiction riomoise et suivent généralement le droit coutumier. S’il ne faut en tirer aucune conclusion générale, plusieurs lieux dépendant de la sénéchaussée de Riom suivant le droit écrit (Fournoulès, Lacapelle-del-Fraisse, Lacapelle-en-Vézie, Mourjou, Sansac-Veinazès, Vieillevie), la comparaison avec la carte des circonscriptions judiciaires permet de constater de nombreux points de similitude. En effet, les bailliages de Saint-Flour, Vic et surtout Aurillac suivaient principalement le droit écrit. Un lien étroit semble également pouvoir être tissé entre la mosaïque des droits appliqués et les découpages seigneuriaux. Dans les zones de droit mixte de Haute-Auvergne, une même paroisse comprend des villages suivant la coutume, d’autres le droit écrit, comme en Basse-Auvergne. En revanche, c’est une singularité que ce partage soit parfois réalisé au niveau des matières juridiques. Ainsi Albepierre, Chastel-sur-Murat, La Chapelle-d’Alagnon, Murat ou encore Virargues appliquent principalement le droit écrit mais suivent la coutume pour les actes judiciaires alors que Chambon, Jarry et Le Meynial ne suivent le droit écrit que pour les testaments et successions. Enfin, la Haute-Auvergne dispose également de ses coutumes locales qui ne contiennent que très peu d’articles, un ou deux le plus souvent, quatre au maximum (Aurillac, Mauriac, Saint-Flour). Beaucoup de ces coutumes ont été adoptées intégralement ou en partie par plusieurs localités qui ne sont pas nécessairement voisines. La coutume de Jussac semble ainsi avoir autorité sur une vingtaine de lieux. Elle n’a pourtant que peu d’importance pratique, puisqu’elle ne déroge pas réellement à la coutume générale. Tout comme en Basse-Auvergne, certaines coutumes locales régissent le droit de pacage. En conformité pour la plupart avec la coutume générale (Ayrens-article 1er, Carlat, Mandailles, Naucelle, Saint-Paul-des-Landes, Thiézac), certaines ajoutent parfois des droits supplémentaires pour les habitants (Apchon, Saint-Cirgues-de-Jordanne). Plusieurs coutumes locales concernent les servitudes (Glénat, Marcolès), l’arrestation des débiteurs (Aurillac, Saint-Flour), les baux d’habitation (Aurillac, Saint-Flour), le droit des obligations (Aurillac, Mauriac et Saint-Flour) ou des questions de procédures (Mauriac, Pierrefort-article 1er). Ces deux dernières sont tombées en désuétude au XVIIIe siècle.

Enfin, en Bourbonnais, seules existent quatre coutumes locales identiques s’appliquant au ressort de quatre châtellenies (Billy, Germigny, Saint-Pourçain et Verneuil). Il porte sur le droit de marciage, prélevé par le seigneur à la mort de son prédécesseur ou du tenancier sur les fruits naturels ou cultivés.

Gageons que les avocats devaient jouer de cet enchevêtrement des droits pour faire triompher la cause de leurs clients.

Source(s)

Archives départementales du Cantal, « Indice des lieux qui ressortissent au bailliage de Saint-Flour », XVIIIe siècle, s. d., non coté.

Archives départementales du Cantal, « État des paroisses et villages du haut pays d’Auvergne qui se régissent par le droit écrit ou par la coutume suivis par ordre alphabétique », XVIIIe siècle, s. d., non coté.

Auroux des Pommiers Matthieu, Coutumes générales et locales du pais et duché de Bourbonnais, Paris, chez Le Breton fils, 2 vol., 1732.

Chabrol Guillaume-Michel, Coutumes générales et locales de la province d’Auvergne, 4 vol., Riom, chez Martin Dégoutte, 1784-1786.

Tixier, le Jeune, Discours sur l'origine du partage de l'Auvergne en pays de droit écrit et de droit coutumier, 1748, 16 p. in-8.

Bibliographie

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Fourniel Béatrice, « L’utilisation du droit coutumier en Haute-Auvergne à l’époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles) », Florent Garnier (dir.), La coutume d’Auvergne. Formation et expression d’un patrimoine juridique, Revue d’Auvergne, t. 125, 2011, p. 139-150.

Garnier Florent (dir.), La coutume d’Auvergne. Formation et expression d’un patrimoine juridiqueRevue d’Auvergne, t. 125, 2011.

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Hilaire Jean, « La France méridionale a-t-elle une frontière sous l’Ancien Régime ? », séance publique du 4 février 2008, Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Bulletin, p. 45-54, en ligne (http://www.ac-sciences-lettres-montpellier.fr/academie_edition/fichiers_...)

Klimrath Henri, Leopold August Warnkönig, « Étude sur les coutumes (1837) », Travaux sur l’histoire du droit français, Paris, Strasbourg, 1843, vol. II, p. 133-338, avec carte de la France coutumière par H. Klimrath.

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Vendrand-Voyer Jacqueline, « La coutume rédigée (1510), ses commentaires, ses commentateurs », La coutume d’Auvergne. Formation et expression d’un patrimoine juridique, Florent Garnier (dir.), Revue d’Auvergne, t. 125, 2011, p. 9-18.

Vendrand-Voyer Jacqueline, « Guillaume-Michel Chabrol et les autres… Une vision critique des commentateurs de la coutume d’Auvergne », Florent Garnier (dir.), La coutume d’Auvergne. Formation et expression d’un patrimoine juridique, Revue d’Auvergne, t. 125, 2011, p. 87-122.

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