Un Languedoc des montagnes :
le Velay au XVIIIe siècle

Entré dans l’orbite capétienne en 1169, le Velay est annexé au Languedoc en 1229. Après avoir correspondu au diocèse religieux du Puy, l’appellation « Velay » n’en recouvre plus au début du XVIe siècle qu’une fraction formant ainsi le « diocèse civil du Puy », l’une des 24 unités administratives du Languedoc. Constitué aux XIVe et XVe siècles, il résulte des empiètements successifs des provinces voisines : perte du Livradois (1321) et de la haute vallée de l’Allier (1360) au profit de l’Auvergne, abandon au Forez des terres sises au nord de l’Ance (1343) et de diverses paroisses autour de Firminy (1465), réunion au Vivarais de quelques paroisses. Ces limites n’en prêtent pas moins à contestation, surtout avec l’Auvergne, notamment autour de Craponne, Beaune et Saint-Privat. Conséquence de la toute-puissance de son Église et de ses Barons, le Velay reste en 1789 un conservatoire de la féodalité qu’illustrent l’archaïsme de ses communautés et les spécificités de sa géographie seigneuriale.

Un découpage territorial original

Peuplé de 80 000 (1734) à 150 000 habitants (1789), le Velay se distingue d’abord du reste du Languedoc, mais aussi de l’Auvergne, par l’originalité de son maillage communal. Faisant office de communautés d’habitants, ses 205 mandements tirent directement leur origine du découpage des hautes justices seigneuriales dont ils épousent les contours, et non, comme ailleurs, de la trame paroissiale. Probable produit du morcellement féodal et dotés de leur castrum, ils forment ainsi le cadre dans lequel le seigneur rend justice et prélève ses droits. D’unité féodale, le mandement se double au XVe siècle d’une fonction administrative lorsque, pressée par d’impérieux besoins financiers, la monarchie a besoin d’un cadre stable pour prélever ses impôts. Dans un pays où le poids des ordres privilégiés, l’absence quasi-totale de bourgeoisie et de libertés urbaines a probablement interdit la naissance d’un véritable mouvement communal, les autorités n’ont probablement d’autre choix que d’adopter le découpage féodal en vigueur sans pouvoir s’appuyer, comme partout, sur des communautés déjà constituées. De 1344 à 1543, il n’existe qu’un seul et unique consulat, celui du Puy, et les premières municipalités rurales n’apparaissent que tardivement (elles ne sont encore que six à l’aube du XVIIe siècle). Longtemps mouvante, la trame des mandements se fige au début du XVe siècle ; désormais, si plusieurs mandements sont entre les mains d’un même seigneur ou que de nouvelles justices voient le jour au sein d’une même unité, assise initiale et toponyme demeurent pour leurs parts intangibles. Situé au nord-est du diocèse, dans la vallée de l’Eyrieu, le terroir de Dunières illustre l’évolution du lien organique unissant féodalité et mandement. Longtemps divisé en trois seigneuries distinctes, Dunières-Prieuré, Dunières-la-Roue et Dunières-Joyeuse, possédant chacune château et mandement, il n’appartient plus depuis 1753 qu’à un seul maître en la personne de Florimont de Fay, marquis de Latour-Maubourg. Par ailleurs, comme le reste du Languedoc, le Velay connait également une inflation du nombre de ses communautés ; de 166 au XVIe siècle, les mandements passent progressivement par démembrement à 205 à la veille de la Révolution.

Rassemblant les terres relevant d’un même seigneur justicier, l’emprise d’un mandement peut ainsi prendre plusieurs aspects :

  • Quelquefois immense, et alors subdivisé en unités fiscales dénommées « parcelles », le mandement peut tout au contraire se limiter à un unique hameau, ou même à une fraction de ce dernier. Ainsi, en 1734, le plus vaste, Solignac, englobe 41 villages et 2805 habitants, tandis que le plus petit, Bauzit, ne compte qu’un hameau peuplé de 7 âmes.
  • Parfois d’un seul tenant, il s’émiette fréquemment en de multiples unités qui, distantes les unes des autres de plusieurs kilomètres, mitent d’enclaves les mandements circonvoisins. C’est le cas de celui de Polignac qui, outre le chef-lieu, possède trois enclaves distantes respectivement de 10, 11 et 15 km ; même situation pour celui de Bellecombe, propriété de l’abbaye cistercienne éponyme, qui en compte 5, ou encore celui du monastère de la Sauve-Bénite qui en rassemblait 6. Dans ce gigantesque puzzle, le record de la dispersion revient au mandement de Bessamorel. Centré sur la région d’Yssingeaux où se trouve l’essentiel de son territoire, il n’en possède pas moins diverses enclaves très éloignées du noyau yssingelais. Côtoyant les bâtiments de la chartreuse de Brives située dans la banlieue du Puy, une première enclave, distante de 20 km, englobe la plaine de Corsac tandis que les deux autres, sises à 16 km sur les paroisses de Saint-Germain-Laprade et Saint-Front, emportent respectivement les hameaux de Rossignols et une fraction de celui de Cortial.
  • Plusieurs mandements peuvent également se partager un même village distribuant au gré des droits de chacun quelques masures à l’un et le reste à l’autre. La ville du Puy n’échappe pas à ce morcellement voyant ainsi sa cité canoniale relever du Cloître-Saint-Marcel, mandement dont le chef-lieu est éloigné de 2 km.

Sauf cas exceptionnel, les limites courent à travers champs sans aucune rationalité, ni logique « naturelle ».

Au siècle des Lumières, l’organisation en mandements s’avère malcommode pour les fonctions administratives qui leur incombent. Sans conscience identitaire du fait de leur immensité et de leur dispersion spatiale, les « communautés d’habitants » vellaves n’ont aucune existence juridique et ne possèdent souvent aucun bien propre. Dépourvues de représentants élus, elles se contentent souvent de nommer un collecteur d’impôt, « paysan illettré » qui, affublé du titre consulaire, désigne en temps voulu son successeur. Dans ce désert « communal », seuls les mandements du Puy, Yssingeaux, Roche-en-Régnier, Montfaucon et Saint-Didier procèdent à de véritables élections. Dans de telles conditions, alors que certains mandements s’émiettent en enclaves et que d’autres ne possèdent ni chef-lieu, ni âmes qui vivent, comment diffuser les directives gouvernementales et assurer de manière efficiente le financement des travaux d’intérêt collectif ?

Le Velay par N. Sanson, 1670 (Boston Public Library)

Détail nord-ouest

Détail centre-est

Une géographie des pouvoirs atypique

Comme en Gévaudan voisin, mais avec plus d’ampleur, le Velay se distingue du « modèle » languedocien sur deux points : l’importance des mandements ecclésiastiques et l’indigence des terres domaniales.

  • Grâce à deux paréages négociés en 1293 et 1305/1307, le premier avec Arnaud de Retourtour, le second avec l’évêque du Puy, le roi de France s’est rapidement possessioné à Montfaucon, puis au Puy. Erigés dans la foulée en bailliages royaux afin d’ancrer définitivement le Velay dans l’orbite capétienne, ces mandements restent jusqu’en 1789 les seules terres royales. Remplacés en 1560 par une sénéchaussée, puis un présidial (1689) séants au Puy, les bailliages du Puy et Montfaucon sont supprimés pour le premier, ou relegués au rang de simple cour de première instance pour le second. Remarquons qu’avec seulement 1% à peine des seigneuries (contre 16 à 22 % dans le reste du Languedoc), le roi demeure le parent pauvre du partage des pouvoirs.
  • Possédant plus de 35% des mandements, souvent les plus vastes (contre 16% à 19% dans le reste du Languedoc), l’Église domine une bonne partie du diocèse. Dans une région restée à l’écart du catharisme et dans laquelle le clergé n’a pas profité des confiscations massives de seigneuries consécutives à la Croisade des Albigeois, un tel mailliage s’avére exceptionnel. Nonobstant une présence plus marquée dans le bassin du Puy et autour d’Yssingeaux, les justices ecclésiastiques s’égrènent depuis le Vivarais jusqu’au Forez le long de deux parallèles sud-ouest/nord-est, rassemblant 50% de la population. À la tête du tiers de ces mandements, l’évêque du Puy est le premier des justiciers ecclésiastiques. Possessionné autour du Puy, sur le cours inférieur de la Loire (seigneuries de Mercuer, Mézères, Retournac et Monistrol), la haute vallée du Lignon et les confins du Vivarais (mandements de Chapteuil, Bonnas et Baujeu, Yssingeaux), il exerçe son autorité sur près de 23 000 habitants, soit 27% de la population vellave. Face à lui, les autres séculiers ne soutiennent pas la comparaison ; le chapitre cathédral, l’Université Saint-Mayol, le séminaire, l’Hôtel-Dieu et les Jésuites, n’alignent pour leur part que de modestes « fiefs » situés au midi et au couchant du diocèse. Pour leur part, si les réguliers possédent 16% de la population, seul l’abbé du Monastier, à la tête du très vaste mandement éponyme situé au pied du Mézenc, peut s’enorgueillir de commander à un bloc compact comptant 3 000 justiciables.
  • Avec 59% des mandements, la noblesse demeure dans la moyenne provinciale sans toutefois pouvoir, à l’exception notable des Polignac, se distinguer par de grandes familles. Baron des États de Languedoc, ces derniers sont jusqu’à la fin du XVIIe siècle les premiers seigneurs laïcs du pays ; régnant alors sur 19 mandements et 12 000 âmes, ils dilapident ensuite leur immense patrimoine pour ne posséder en 1789 plus que Polignac, Loudes et Chalancon. Les autres grands fiefs arrivent loin derrière. Concentrés au nord et à l’est du pays, les marquisats de la Tour-Maubourg et de Nérestang, ainsi que les baronnies de Roche-en-Reynier, Saint-Didier et Dunières ne possèdent pas plus de 1000 à 2500 justiciables.
  • Fruit d’un conservatisme social plus appuyé qui réserve longtemps le droit de justice à la seule noblesse, les mandements roturiers demeurent d’abord modestes et peu peuplés (1 à 5 feux). Acquis par la basoche ou les membres de la bourgeoise ponote, leur nombre s’accroît brutalement au tournant des années 1770 du fait de la banalisation du commerce des seigneuries propre au XVIIIe siècle, mais aussi au désengagement presque total des Polignac de leur berceau vellave. Au nombre de 6 en 1734, ils passent ainsi à 18 à la veille de la Révolution.

Source(s)

Archives départementales de Haute-Loire :

1 C 799-1998 : Registres des Dixième & Vingtième, de la Capitation et de la Taille où sont nommés, dans le cadre du mandement, les lieux imposés. L’importance des sources ne nous permet pas de donner ici la liste détaillée des 93 cotations.

1 C 807, 817, 823, 826 à 828, 836, 850, 880, 902, 923, 935, 949, 972, 981, 983, 984 : Cadastres et Compoix d’Ancien Régime.

Archives départementales de l'Hérault, série C : fond de l’Intendance de Languedoc, enquêtes sur le Velay, questionnaires administratifs, échanges entre l’intendant et son subdélégué au Puy.

Evesché du Puy, Le Velay l'un des vingt deux diocèses du Languedoc, par le Sr Sanson, Paris, 1670, Boston Public Library, Norman B. Leventhal Map Center, G5833.A85 1670 .S36x

Bibliographie

Catarina Didier, « Les mandements du Velay : essai de géographie historique », Cahiers de la Haute-Loire, 2000, p. 31-100, avec une carte hors-texte.

Catarina Didier, « Auvergne et Languedoc (1682-1789) : la querelle des frontières », Cahiers de la Haute-Loire, 2002, p. 129-159.

Delcambre Étienne, Géographie historique du Velay, du pagus au comté et au bailliage, Paris, Bibliothèque de l’École des Chartes, 1938.

Delcambre Étienne, Contribution à l’histoire des États provinciaux. Les États du Velay des origines à 1642, Saint-Étienne, ICAP, 1938.

Merley Jean, « Le Velay dans la première moitié du XVIIIe siècle : les mandements vellaves et l’enquête de 1734 sur la Capitation », Cahiers de la Haute-Loire, 1965, p. 75-151.

Merley Jean, la Haute-Loire de la fin de l’Ancien Régime aux débuts de la Troisième République, 1776-1886, Le Puy-en-Velay, Cahiers de la Haute-Loire, 1974, 2 vol.