L’emprise spatiale
du clergé régulier médiéval

Les campagnes d’Auvergne et du Velay accueillent dès le Ve siècle des fondations à vocation cénobitique issues de la volonté d’ermites, de prélats ou de laïcs. Ces établissements et leurs filiations se déclinent en « abbayes, prieurés, celles ou membres » selon leur gouvernement et leur congrégation. Ce maillage très dense participe à la dynamique territoriale et au « monde plein » qu’est le Moyen Âge central. Il s’insère dans une trame territoriale structurée par l’administration ecclésiastique, les anciens diocèses de Clermont et du Puy, correspondant peu ou prou aux divisions traditionnelles de Basse et Haute-Auvergne, et au Velay, en dépit d’incertitudes pour les périodes anciennes. La présente cartographie prend en compte 379 établissements ayant accueilli des communautés régulières de moines et de moniales soumises à la clôture et à des us et coutumes établissant un cadre d’une vie en retrait du siècle, partagé entre travail et prière.

Développement du monachisme en Auvergne et Velay

Nous avons dissocié trois périodes de fondation monastique, selon un découpage conventionnel : le monachisme primitif qui correspond à la période dite « mérovingienne » (Ve-VIIIe siècle), le monachisme carolingien (IXe-Xe siècle), les fondations monastiques du Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècle). Cette simplification chronologique s’explique par l’imprécision des dates de fondation.

Le paysage monastique du pagus arverne se construit dès le Ve siècle par l’accueil d’expériences érémitiques, par de nombreuses dévotions aux évêques et confesseurs auvergnats, et enfin par la constitution de véritables communautés s’établissant dans les campagnes : à Menat, un monastère bénédictin est fondé à la fin de ce siècle ; Saint Mart et ses compagnons se regroupent dans des cellules troglodytiques au début du VIe siècle, au pied du Puy-Châteix, et finissent par constituer une véritable communauté à la tête d’un domaine temporel ; Grégoire de Tours  mentionne un établissement de moines vertueux pour l’année 570 dans la forêt de Randan. L’évergétisme princier est à l’origine de plusieurs fondations majeures. En Haute-Auvergne, l’érection du prieuré ou doyenné de Mauriac est attribuée à la fille de Clovis, dépendant de la prestigieuse abbaye sénonaise Saint-Pierre-le-Vif. À Mozac, le duc d’Aquitaine et comte d’Auvergne fonde un monastère vers 623-631. On voit aussi naître des maisons de filles, comme celles de Marsat, de Saint-Pierre de Beaumont et de Saint-Pierre de Chantoin. L’empreinte chrétienne précoce atteint en premier lieu le noyau épiscopal, soit Clermont et ses abords, mais la diversité des initiatives pieuses permet au monachisme de fleurir dans les marges occidentales du diocèse et dans ses montagnes. L’évergétisme épiscopal s’exerce aussi à l’est du couloir élavérin où Genès fonde le monastère Saint-Sébastien de Manglieu au milieu du VIIe siècle.

Le monachisme primitif dans l’ancien diocèse du Puy est représenté par la puissante abbaye Saint-Chaffre dont la légende place sa fondation entre les Ve et VIIe siècles. Selon la tradition, en dépit d’incohérences chronologiques, elle verrait le jour grâce au notable Calmilius et à un moine de Lérins, Eudes. Abbé du nouvel établissement, ce dernier serait ensuite promu au siège épiscopal du Puy. Théofrède lui succèderait et aurait poursuivi l’œuvre pieuse jusqu’à son martyre ; la présence potentielle des dépouilles mortelles de ces deux dignitaires de l’Église vellave participe au succès de l’établissement durant les siècles suivants.

Les créations mérovingiennes de l’ancien diocèse de Clermont sont confirmées et enrichies durant les IXe et Xe siècles par les princes d’Aquitaine et la dynastie carolingienne. Cette dernière est à l’origine de la fondation de l’abbaye Saint-Léger d’Ébreuil. Ermengarde, mère de Guillaume le Pieux, érige la puissante abbaye féminine de Blesle. L’aristocratie locale s’implique également dans la construction du paysage monastique. Ainsi, le comte Géraud d’Aurillac, premier aristocrate sanctifié de facto, s’érige en parangon du chevalier chrétien par la fondation qu’il fait sur ses terres à l’extrême fin du IXe siècle. L’établissement servira de modèle à Cluny. L’ecclesia cluniacensis s’installe en Auvergne dès l’abbatiat d’Odilon (994-1059) qui appartient à la lignée seigneuriale des Mercœur. Le réseau clunisien se développe autour du prieuré de Sauxillanges essentiellement le long de l’Allier. Par ailleurs, la piété seigneuriale s’exprime dans les marges sud-orientales du diocèse en vue de placer les filles de l’aristocratie (abbayes bénédictines de Saint-Pierre des Chazes ou de Sainte-Marie des Chazes).

Dans le diocèse voisin, la ville du Puy se pare de nombreux monastères. En dehors du centre diocésain, Saint-Chaffre débute son essaimage par la fondation de Chamalières. C’est aussi le temps d’une discrète pénétration clunisienne par l’intermédiaire du prieuré de Grazac (vers 910). Enfin, on assiste à une percée de la part de l’abbaye bourguignonne de Tournus par l’instauration du prieuré de Goudet au cours du IXe siècle.

À l’aube de l’an mil, on dénombre déjà trois grands établissements clunisiens dans le diocèse de Clermont : Sauxillanges, Souvigny et Ris. Cluny réforme aussi des établissements anciens et compte désormais un prieuré de moniales à Laveine. Mais l’abbaye de La Chaise-Dieu, fondée en 1052, va bientôt la concurrencer. À la fin du premier tiers du XIIe siècle, la congrégation casadéenne dépasse la soixantaine d’établissements. À la même époque naissent huit prieurés dépendant de Saint-Michel-de-la-Cluse établi près de Turin. Soixante-dix-sept commanderies templières et hospitalières sont reconnues en Auvergne. Les quelques autres établissements qui voient le jour durant le XIIe siècle appartiennent à de nouvelles congrégations réformatrices. Pour le diocèse auvergnat on dénombre trois prieurés fontevristes,  et trois monastères grandmontains. Les Prémontrés s’installent à l’abbaye de Neuf-Fontaines, ainsi qu’à Clermont, sous l’égide du comte Guillaume VII. On compte seulement une maison cartusienne fondée en 1219 au Port-Sainte-Marie. Ce sont finalement les Cisterciens qui remportent un succès certain auprès de l’aristocratie locale : les comtes et dauphins d’Auvergne, les La Tour, les Jaligny et les Mercoeur érigent chacun une abbaye de moines ou de moniales blancs dans leur seigneurie (Montpeyroux, Bellaigue, L’Éclache, La Vassin, Feniers, le Bouchet, Mègemont).

En pays vellave, c’est finalement, entre l’an mil et le XIIIe siècle que la majorité des fondations monastiques intègre le diocèse, grâce aux établissements autochtones (Saint-Chaffre et la Chaise-Dieu), à la discrète contribution d’ordres nouveaux, et à l’implantation de puissants établissements voisins. Les prémontrés s’organisent autour de la maison de Doue et de ses cinq dépendances, et les ordres militaires instaurent dix-huit commanderies. Les abbayes lyonnaises de l’Île-Barbe et surtout d’Ainay s’installent aussi durablement en Velay, principalement sur la marge orientale du diocèse du Puy. Tournus atteint un total de huit établissements monastiques. Cette période marque aussi le développement du monachisme bénédictin féminin autour du réseau de Saint-Pierre des Chazes et des cisterciennes de Bellecombe, Clavas et la Séauve-Bénite.

Tropisme des congrégations régionales

L’impact spirituel et économique des fondations anciennes ne fige pas pour autant le paysage religieux. La réforme clunisienne et le nouvel ordre régional casadéen contribuent très largement à compléter le maillage ecclésial durant les Xe et XIIe siècles. jusqu’à donner l’image d’un espace saturé par leurs obédiences le long du couloir élavérin et, pour la Chaise-Dieu, en Livradois. Les possessions clunisiennes suivent le couloir fluvial de l’Allier. Les quelques fondations dispersées à l’ouest restent anecdotiques. La mouvance clunisienne forme une ligne nord-sud sur la marge orientale de l’Auvergne. Mais cette apparente homogénéité et continuité doit néanmoins être pondérée : l’image est formée par 6 réseaux indépendants de prieurés comme autant de petits noyaux compacts. Mais en dehors de ces foyers, le maillage tend à la dispersion aléatoire sur tout le territoire diocésain. Au sein du diocèse de Clermont, le domaine casadéen s’étend selon une large bande sud-est / nord-ouest du Puy à Clermont, le secteur le plus dense se situant autour de l’abbaye-mère. Contrairement à Cluny, beaucoup plus d’établissements sont isolés de ce bloc principal. L’essaimage est de plus grande amplitude et touche les Combrailles, le Cézallier, et les marges sud du diocèse dans une moindre mesure. Hormis la fondation du Moûtier Saint-Sépulcre, le nord n’est pas concerné par cet ordre.

En Velay, l’abbaye de Saint-Chaffre constitue un pôle spirituel durable. La congrégation s’est développée sur l’axe médian du diocèse du Puy à distance des marges orientales. Les dépendances conventuelles s’organisent au sud du Puy-en-Velay autour du Monastier et le long du couloir ligérien autour de Chamalières. Par ailleurs, on recense une vingtaine de monastères casadéens, soit plus que l’essaimage de Saint-Chaffre. Contrairement au réseau en grappe de ce dernier (multi-polarisé), celui de la Chaise-Dieu n’obéit pas à une topologie centralisée ; il évite néanmoins les abords du siège épiscopal du Puy, et est absent des hautes terres du Brivadois qui font figure de vide monastique.

Finalement, la vallée de l’Allier et la plaine de la Limagne concentrent les installations monastiques alors que le Plomb du Cantal reste une zone répulsive. Ce déterminisme géographique doit être tempéré par la concentration des obédiences casadéennes que les hauts plateaux du Livradois n’ont pas fait fuir. Les zones frontalières accusent aussi une très faible densité plus probablement imputable au contexte de marches.

Source(s)

Alexandre Bruel, Pouillés des diocèses de Clermont et de Saint-Flour du XIVe au XVIIIe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1880.

Jacques Dubois (Dom), « La carte des diocèses de France avant la Révolution », Annales. Économies Sociétés Civilisations, juillet-août 1965, p. 680-691, carte en fin de revue.

Bibliographie

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Cubizolles Pierre, Le diocèse du Puy-en-Velay des origines à nos jours, Nonette, Créer, 2005.


d’Agostino Laurent, Les ordres du Temple et de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem dans les anciens diocèses de Clermont et de Saint-Flour (XIIe-XVe siècles), Mémoire de DEA d’histoire et d’archéologie médiévales, Université Lumière Lyon 2, 2001, 2 vol.


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